Controverse sur les engrais décarbonés
Les producteurs d’engrais azotés minéraux misent sur l’hydrogène « vert » ou « bleu » pour décarboner ce secteur énergivore. Les Amis de la Terre montent au créneau, et estiment qu’il s’agit d’une « illusion promue par une industrie dans l’impasse ».
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La question de la décarbonation du secteur des engrais minéraux azotés est de plus en plus prégnante dans le monde agricole. C’est en effet un poste d’émission qui pèse lourd dans le bilan climatique des exploitations. La thématique fait également son entrée dans les sujets suivis par les organisations environnementales. Dans un rapport sur « la face cachée des engrais » publié le 6 décembre 2023, Les Amis de la Terre estiment ainsi que les engrais décarbonés sont une « illusion promue par une industrie dans l’impasse ».
L’ammoniac, matière première des engrais minéraux azotés, est fabriqué à partir d’azote (prélevé dans l’air) et d’hydrogène. C’est la synthèse de l’hydrogène qui est très consommatrice d’énergie fossile, car elle utilise du gaz naturel. « Une tonne d’ammoniac produite, c’est deux tonnes de CO2 dégagées », chiffre Delphine Guey, directrice de la communication, des affaires publiques et de l’engagement sociétal de Yara France. Elle est intervenue sur la question le 21 novembre 2023 lors de l’assemblée générale de l’AGPM.
Les fabricants d’engrais européens se donnent pour objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050 dans leur process de production.
Pour cela deux pistes principales sont explorées :
- L’électrolyse de l’eau : la synthèse d’hydrogène grâce à l’électrolyse de l’eau permet de s’affranchir du gaz en utilisant des énergies décarbonées. L’industrie des engrais parle d’hydrogène « vert » et mise sur l’électrification de ses sites de production. L’association Les Amis de la Terre utilise, quant à elle, une terminologie légèrement différente en réservant l’expression d’hydrogène « vert » à l’hydrogène produit à partir d’énergies renouvelables. L’hydrogène produit à partir d’électricité nucléaire est qualifié d’hydrogène « rose ».
- La captation et le stockage du carbone émis, ou CCS : autre technique qui se développe : celle des dispositifs de captation et stockage de carbone (ou CCS pour « carbon capture and storage »") émis lors du processus de fabrication. On parle d’hydrogène « bleu ». L’énergie utilisée reste le gaz naturel, mais le carbone rejeté est capté et réinjecté dans le sol (dans d’anciens puits de pétrole par exemple). Pour Les amis de la Terre, la CCS est « une fausse solution » mais est « plébiscitée par l’agro-industrie » car « elle leur permet d’afficher de faibles (voire neutres) émissions de CO2, tout en maintenant le modèle actuel ». L’association relaie : « une étude américaine a notamment montré que les émissions de gaz à effet de serre de l’hydrogène « bleu » étaient entre 18 et 25 % plus élevées que celles de l’hydrogène « gris » (sans dispositif CCS). » Sur ce créneau, « les États-Unis ont doublé la France et l’Europe », estime Delphine Guey. Elle souligne que l’ammoniac « bleu » d’origine américaine et du Moyen Orient va arriver sur le marché européen et entrer en compétition avec les productions européennes.
De la « farine décarbonée » dès 2024 en Europe
« Les engrais décarbonés, qu’ils soient “bleus” ou “verts”, sont en production et seront commercialisés cette année dans les pays du nord de l’Europe, avec la coopérative Lantmännen, pour faire de la farine décarbonée », indique Delphine Guey. Yara n’est pas le seul acteur à s’engager dans cette voie. Fertiberia a par exemple inauguré un site de production à partir d’ammoniac « vert » en juin 2022. Vivescia a annoncé travailler avec l’entreprise espagnole pour tester des engrais décarbonés sur 200 ha.
Le potentiel de décarbonation est important : « Sur la production de maïs grain en région Aquitaine, la fertilisation représente 66 % de l’empreinte en carbone, chiffre Delphine Guey. Passer de l’urée à l’ammonitrate représente une baisse de 13 % de l’empreinte carbone. Et si l’on passe cette fois-ci à un engrais décarboné, issu de l’électrolyse de l’eau ou du CCS, on réduit l’empreinte carbone du maïs grain de 29 %. »
Coût multiplié par deux
Il est à noter qu’« aujourd’hui, le coût de fertilisation à partir d’engrais décarbonés pour les agriculteurs, c’est fois deux », déclare Delphine Guey.
Autre enjeu : celui de l’utilisation d’ammoniac comme source d’énergie. Demain, l’industrie des engrais « va entrer en compétition avec une nouvelle approche, qui consiste à utiliser l’hydrogène sous forme d’ammoniac comme carburant pour dépolluer le fret maritime », souligne Delphine Guey.
Aujourd’hui, on produit 200 millions de tonnes d’ammoniac dans le monde pour produire des engrais. « En 2050, ce sera 400 millions de tonnes, dont la moitié qui sera utilisée dans le fret maritime », chiffre-t-elle. La compétition pourrait ainsi se faire sentir, d’autant que cette énergie pourrait également être mobilisée pour décarboner le machinisme agricole.
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