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« Il y a tous les éléments pour une vague Le Pen dans une partie du monde agricole »

Eddy Fougier, politologue, chercheur associé à l’Iris. Ses domaines d’expertise sont l’altermondialisme, les mouvements protestataires et le débat sur la mondialisation ; la vie politique française, les analyses électorales et l’évolution des idées politiques ; l’opinion publique et les questions internationales et européennes.

Politologue, Eddy Fougier livre son analyse sur la violence observée dans certaines manifestations comme à Sainte-Soline et la montée des tensions entre certains syndicats agricoles. Des évènements qui auront pour conséquence de pousser une partie des agriculteurs à voter pour le Rassemblement national, selon lui.

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Comment expliquez-vous la montée des tensions observées ces derniers mois lors de manifestations comme à Sainte-Soline et dans le débat syndical ?

Du côté des écologistes radicaux dont le fer de lance est le mouvement des Soulèvements de la Terre, il y a la rencontre de deux éléments. D’abord, le sentiment largement justifié que le dérèglement climatique a des effets de plus en plus tangibles et que, à tort ou à raison, une sorte d’inertie existe du côté des gouvernements et d’un certain nombre d’acteurs, y compris agricoles. C’est un premier élément structurel qui est appelé à se dégrader.

Il y a aussi une grande déception par rapport à ce qu’on a appelé à un moment donné « le monde d’après ». Chez de nombreux écologistes, il y a eu le sentiment que les efforts collectifs qui avaient été faits pour lutter contre le Covid-19 allaient être déployés pour lutter contre le dérèglement climatique, d’autant que l’arrêt de l’économie durant le confinement a abouti à ce qu’il y ait une légère réduction des gaz à effet de serre. Ils ont aussi le sentiment que la désobéissance civile — les actions non violentes mais illégales — n’a pas nécessairement d’effet et qu’il faut passer à des actions beaucoup plus directes comme des actions de sabotage, donc des actions violentes et illégales. Les Soulèvements de la Terre en sont l’incarnation.

Il y a eu Sainte-Soline dans la période récente mais il y a eu aussi l’action menée auprès de maraîchers dans la région nantaise (NDLR : le 11 juin 2023, des serres de maraîchers nantais ont été lacérées lors d’une manifestation organisée par les Soulèvements de la Terre et d’autres associations pour protester contre l’exploitation de sablières). Ce qui a choqué du côté de la FNSEA, voire de la Coordination rurale.

Dans un passé moins récent, des manifestations violentes comme celles contre le projet de barrage à Sivens, dans le Tarn, en 2014 ou la fauche d’OGM ont déjà eu lieu. Les actions d’aujourd’hui sont-elles différentes ?

Les divergences qui pouvaient exister sur les modes de production sont aujourd’hui des divergences beaucoup plus larges avec les enjeux climatiques et la question de l’eau. Aujourd’hui, les actions qui ciblent les agriculteurs sont beaucoup plus volontaristes, offensives, ce qui n’était pas nécessairement le cas avant. C’était l’agro-industrie, Bayer ou Syngenta par exemple qui étaient plutôt visés.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus uniquement sur des enjeux de débat d’orientation agricole et de modes de production, nous sommes sur des quasi-affrontements sur le terrain. On peut le voir sur les réseaux sociaux. Après la décision du Conseil d’État de suspendre la dissolution des Soulèvements de la Terre, des agriculteurs ont menacé de s’en prendre directement à des militants, à leurs véhicules. Je l’ai aussi entendu dans des assemblées générales de FDSEA. J’ai entendu que « si l’État ne prend ses responsabilités, c’est nous qui le ferons ». C’est très inquiétant.

Comment cette violence se traduit-elle aussi dans le débat syndical ?

J’ai le sentiment que du côté de la Confédération paysanne et du côté de la FNSEA, on considère que le seul moyen pour faire passer ses idées, c’est le passage en force. La Confédération paysanne l’a fait sur les OGM. Leur idée était de détruire, de créer un rapport de force pour inciter le gouvernement à fixer un moratoire avant d’obtenir une interdiction. Ils veulent faire la même chose pour les bassines.

Chez la FNSEA, il y a aussi ce sentiment un peu du passage en force ou de pression politique. Les avocats des Soulèvements de la Terre disent que c’est la FNSEA qui est derrière la relance par Emmanuel Macron de la dissolution du mouvement, ce n’est pas totalement infondé. Quand vous allez dans des assemblées générales de FDSEA, vous avez le préfet et les politiques locaux qui disent « on vous soutient ».

Ce passage en force peut ensuite se traduire par la menace de recourir éventuellement à la violence. Au regard de ce que certains agriculteurs expriment à propos du Conseil d’État, on se dit qu’aujourd’hui cette tentation d’imposer son point de vue par la force concrète ou politique est présente.

Nous en avons un exemple avec ce qu’il s’est passé dernièrement aux Pays-Bas. Quand le gouvernement a décidé de limiter les têtes de bétail au nom des enjeux climatiques, les réactions des agriculteurs ont été assez violentes dans la rue notamment vis-à-vis des forces de l’ordre. Cela s’est traduit ensuite par une action politique où un parti qui a été créé sur la base des revendications des agriculteurs a gagné les élections sénatoriales.

Alors qu’aujourd’hui nous rentrons concrètement dans le dur des transitions en lien avec le climat, certains veulent les faire avancer plus rapidement et d’autres veulent s’y opposer de façon un peu plus radicale que le simple lobbying datant de la vieille époque de Chirac. Ça me paraît assez inquiétant. L’eau est un enjeu essentiel pour l’agriculture mais pas que, et c’est un enjeu sur lequel il faut réfléchir avec des experts, des points de vue équilibrés, nuancés. Aujourd’hui, on est dans des situations où des agriculteurs font des réserves d’eau sans respecter nécessairement la loi et d’autres veulent détruire ces réserves parce qu’ils veulent se faire justice eux-mêmes. Face à une situation d’urgence, il faut savoir raison garder et ce n’est pas ce qu’on voit.

Quelles peuvent être les conséquences politiques de ces évènements ?

Un certain nombre d’agriculteurs un peu à cran vont être tentés par le vote du Rassemblement national (RN) alors que ce parti est en train de redéfinir son orientation par rapport à l’écologie. Du côté du RN, ils vont tout faire pour attirer ce vote sur la base d’un anti-écologisme primaire comme lorsque nous parlions d’anticommunisme primaire. Le RN fait en gros de l’anti-Sandrine-Rousseau et se positionne là-dessus, c’est un discours qui risque de séduire beaucoup d’agriculteurs. D’autant que les agriculteurs sont pragmatiques et votent pour ceux qui sont susceptibles d’arriver au pouvoir.

Cela risque d’être un enjeu très important, d’abord avec les élections européennes (NDLR : dont le vote aura lieu en juin 2024) qui sont toujours des élections très sensibles pour les eurosceptiques ou eurocritiques comme le RN, puis pour la suite. Je pense que tous les éléments sont présents pour qu’il y ait une vague Le Pen dans une partie du monde agricole.

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