L’exploitation agricole serait-elle toujours le bon indicateur pour observer l’évolution de la ferme France et « analyser le fonctionnement des structures de production actuelles » ? Ce n’est peut-être plus le cas, examine Laurent Piet, chercheur en économie à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) qui intervenait sur le développement des formes sociétaires et les nouveaux contours de l’exploitation agricole à l’occasion d’un colloque à l’Institut de l’élevage, le mercredi 4 juin 2025.
EARL, SARL, SCEA… Toutes ces sociétés agricoles finissent parfois par s’imbriquer au sein d’une même entité. De fait, « l’entité juridique n’est plus forcément l’unité de décision ou de gestion », conclut Laurent Piet. Un problème, « la statistique publique agricole peine à capter le phénomène » de ce développement rapide des structures multi-sociétaires.
Sans pouvoir le dater, Laurent Piet observe un développement de ces sociétés ces dernières décennies. En prenant exemple sur un cas anonymisé, il observe l’évolution d’une ferme. D’une entreprise individuelle (EI), l’agriculteur Pierre (1) s’est ensuite associé avec deux autres co-exploitants en EARL, Paul et Jean. Puis ces trois agriculteurs se sont associés au sein d’une SARL. Tandis que Pierre conserve son EI, Jean dispose, seul, d’une SCEA, et les trois ensemble de l’EARL d’origine et de la SARL. L’EI, l’EARL et la SCEA louent matériel et main-d’œuvre à la SARL qui achète les intrants, réalise les travaux agricoles et leur facture des prestations de service.
Problème : dans le recensement agricole, dont le dernier date de 2020, « il y aura trois exploitations », observe Laurent Piet. Mais « est-ce qu’on est sûrs qu’il y a trois exploitations ? » En vérité, « il y en a entre trois et une seule ». Avec ces montages sociétaires, les statistiques publiques agricoles peuvent donc s’en retrouver en partie… faussées.
8 personnes, 12 SCEA et 4 EARL
D’autant qu’aujourd’hui, certains montages de sociétés sont bien plus complexes. Laurent Piet prend un autre exemple anonyme. De huit personnes physiques (exploitants, familiaux ou externes), douze SCEA et quatre EARL ont été créés. Résultat : en observant seulement les entités juridiques, « on ne sait pas combien il y a d’exploitations agricoles au sens d’unité de décision et de fonctionnement », observe l’économiste.
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« Il y a une rationalité derrière ce genre de montage », nuance-t-il. À l’aune de la diversification des activités du secteur agricole, par exemple « quand on dépasse des seuils sur [les activités justifiées comme étant de] la continuité agricole, on est obligé de faire une autre société pour de l’agrivoltaïsme, de la transformation, etc. ».
« On est de plus en plus contraints de créer des sociétés écran pour aller sur les questions de l’énergie et éviter des seuils franco-français », justifie de son côté Yohann Barbe, président de la Fédération nationale des producteurs de lait, lors de la table-ronde suivant l’intervention du chercheur. « Pour l’agriculteur lui-même, c’est devenu très complexe. »
Impact sur la répartition des aides Pac
Or, ces montages « complexes » entraînent des répercussions immédiates pour les agriculteurs. Cela « pose [entre autres] la question de la répartition des aides de la Pac », avance le chercheur. Sur l’exemple anonymisé des 12 SCEA, si, par exemple, « chacune fait 50 ha, elles ont toutes droit au paiement redistributif sur toute la surface ». Dans ce cas théorique, ce sont donc 600 ha qui perçoivent cette aide. En revanche, si elles étaient toutes réunies au sein d’une seule société, « l’ensemble aurait droit au paiement redistributif sur seulement 52 ha ».
En réalité aujourd’hui, il est impossible de connaître le nombre de sociétés qui ont ces montages juridiques. « Est-ce qu’il y en a beaucoup ? Je ne sais pas. Peut-être que cela ne représente pas beaucoup en termes de nombre, mais peut-être que ce faible nombre représente beaucoup d’hectares, beaucoup de main-d’œuvre et beaucoup de capital », s’interroge Laurent Piet.
L’inconnu du nombre exploitations concernées
En 2017, des chercheurs en sociologie rurale, notamment Geneviève Nguyen et Bruno Legagneux, avaient estimé, dans un ouvrage collectif, à 6 % des exploitations ces « firmes agricoles » — au sens non pas de la « production industrielle » mais de la dissociation entre facteurs de production : « travail, capital, foncier », précise Laurent Piet. Ce sont désormais les économistes de l’Inrae qui poursuivent ce travail de fond « en cours » sur le développement des formes sociétaires et les nouveaux contours de l’exploitation agricole. « Est-ce qu’on va retrouver ce chiffre ? Je ne sais pas encore. » En tout cas, c’est un chantier de taille qui s’ouvre pour combler ce trou dans la raquette.
(1) Prénom(s) d’illustration.