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Agir avant que le dramene survienne Agir avant que le dramene survienne

Aller au-devant des personnes fragilisées est l’affaire de tous, d’autant plus face à un cadre préventif toujours aussi perfectible.

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Le cercueil n’a plus bougé de la maison. Yannick Quiguiner l’a emprunté en 2010 à un ami des pompes funèbres pour « marquer les esprits ». Avec l’Apli, l’Association des producteurs de lait indépendants, l’éleveur normand a organisé il y a dix ans, une marche funèbre dans les allées du Salon international de l’agriculture. Porté par la foule, le cercueil est apparu ceint par une banderole verte sur laquelle on pouvait lire en lettres d’or : « Mort des producteurs ». « On a voulu crier notre ras-le-bol de travailler pour des prunes et de voir les copains mourir. C’était la première fois qu’on osait en parler. J’ai versé ma larme, ça me faisait mal d’entendre tous ces gens nous soutenir, mes copains n’étaient plus là pour les voir. »

Bien perçu par le public et relayé par les médias, le mouvement a été décrié par certaines organisations syndicales : « Ce n’est pas le bon moment », ont-elles reproché aux manifestants parce que la tempête Xynthia venait de frapper. « De toute façon, ça n’était jamais le bon moment pour parler du mal-être des agriculteurs, commente l’éleveur. Pourtant, il fallait lever le tabou envers et contre tous. » Dix ans plus tard, le fléau est loin d’être endigué avec un suicide d’agriculteur par jour, explique-t-il, mais le sujet est enfin sorti du bois. Le film d’Édouard Bergeon, Au nom de la terre, en salle depuis septembre 2019, a été vu par plus de 2 millions de personnes. Et Camille Beaurain, l’auteure du livre Tu m’as laissée en vie, coécrit avec Antoine Jeandey (éd. Cherche midi), a bénéficié d’une visibilité sans précédent.

Quatre fois plus d’appels

La bascule ne s’est pas faite seulement vers le monde extérieur. Au sein du milieu agricole, les lignes ont aussi bougé. « On en parle désormais », estime Sylvain Louis, président de l’Apli. L’éleveur laitier des Ardennes défilait dans le cortège en 2010, au Salon de l’agriculture. « On est davantage sensibilisé. Ça n’est plus un tabou. Entre nous, nous sommes plus vigilants : quand on sent un collègue qui va mal, qui repousse, par exemple, ses tâches au lendemain, et que l’on voit s’enterrer petit à petit, on va le voir ou on alerte pour lui Solidarité paysans ». Pour l’association, qui accompagne trois mille agriculteurs en difficulté par an, le film d’Édouard Bergeon a en effet contribué à faire émerger une prise de conscience historique : « Avec ce film, les gens se sont rendu compte que nous n’étions pas de vilains croque-mitaines, on nous reçoit plus facilement, se réjouit Patrick Bougeard, président de l’association nationale de Solidarité paysans. Le film a, par ailleurs, levé un tabou chez un certain nombre de paysans. Depuis novembre 2019, nous sommes noyés sous les appels. Nous aurons fin mars, une idée précise de leur nombre au niveau du pays. Mais pour le seul département de l’Ille-et-Vilaine, nous avons reçu en un trimestre le nombre d’appels d’une année. »

« Ce ne sont pas les plus fragiles qui partent »

L’entourage s’inquiète, se mobilise de plus en plus, mais continue aussi à douter de la réponse à apporter. Comment détecter les signes avant-coureurs d’une personne en souffrance susceptible d’un passage à l’acte ? « Mieux vaut en faire plus que pas assez, suggère Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet Technologia, spécialisé dans la prévention des risques liés au travail. Il a coécrit, avec le psychiatre Michel Debout, le livre Suicide, un cri silencieux, paru en janvier 2020 (édition Le Cavalier bleu). « Dans le processus suicidaire, tout le monde passe en général par cinq phases plus ou moins longues, ça dépend des personnes et de leurs interactions. Certains vont vite sortir du processus, en rester au stade de l’idée, quand d’autres vont rapidement passer les étapes » (lire ci-contre).

À l’instar de l’état dépressif, vouloir mettre fin à ses jours peut arriver à tout le monde, précise l’expert. Au total, 20 % des Français déclarent y avoir pensé sérieusement. « Ce ne sont pas les individus les plus fragiles qui partent, mais ceux qui ont été fragilisés par une épreuve, un événement brutal ou des traumatismes répétés comme des menaces ou des insultes, surtout si elles présentent un caractère humiliant. Ils n’ont pas baissé les bras, ils cherchent une solution, et pensent la trouver dans la mort. » La plupart ne décident pas de mourir, mais de disparaître, voire de se rendre utile en soulageant leurs proches : « Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur, se souvient le Vosgien Philippe Richardot. T’en as ras le bol et tu veux dormir », explique-t-il dans le documentaire Le pacte de la terre, de Jean-François Méplon, diffusé le 24 février sur France 3. En redressement judiciaire depuis 2011, l’éleveur qui « n’en voyait plus le bout » a « un peu pété les plombs en prenant de l’alcool et des médicaments », décrit-il.

« Il faut y aller,il faut poser la question »

Une personne peut renoncer à se donner la mort jusqu’à la dernière minute, poursuit Jean-Claude Delgènes, car « l’acte suicidaire n’est pas un choix, c’est un choix par défaut ». Pour la sortir du processus, la question du suicide doit être abordée avec elle sans détour : « Il faut y aller, il faut lui poser la question, insiste l’expert : “Je suis inquiet, j’ai l’impression que tu pourrais commettre un acte suicidaire. Vas-tu le faire ?” Une réponse doit lui être apportée, comme une rencontre avec le psychologue de la MSA, les travailleurs sociaux, le médecin de famille… » Mais le processus suicidaire­, multifactoriel, demeure très complexe et souvent difficile à décrypter pour l’entourage qui a aussi besoin de soutien dans cette épreuve, de relais professionnels », atteste Jean-Claude Delgènes.

C’est là que le système se fait très perfectible : « Quand mon père n’allait pas bien, ma mère, moi et tout le monde avons tenté d’alerter, mais personne ne nous a écoutés », se souvient Édouard Bergeon, dont le père a été au total hospitalisé trois fois.

« Il faut l’assentiment de l’exploitant pour alerter un professionnel, reprécise le médecin du travail Véronique Maeght-Lenormand, conseiller technique national de la Caisse centrale de la MSA (CCMSA) et pilote du plan national de prévention du suicide. Il est important que ça ne se fasse pas dans son dos. Le mieux est encore de prendre le téléphone, faire le numéro vert d’Agri’écoute (09 69 39 29 19) puis de lui redonner. » Mais cet enchaînement capote le plus souvent dès le départ : « S’il est préférable d’avoir l’adhésion de la personne, attendre qu’elle décide de se prendre par la main ce n’est pas bon, reprend Jean-Claude Delgènes. Ça ne marche pas. » Si la simple information ne suffit plus, « la personne doit être vite sortie de ses rails, sinon elle va aller jusqu’au bout. Il faute une réaction, une démarche de son entourage, d’un technicien, de son conseiller. »

L’alerte en défaut

Malgré les efforts récents avec la mise en place de 75 cellules départementales par le ministère de l’Agriculture et du site réseau Agri’sentinelles qui rassemble notamment les associations et institutionnels présents dans chaque département (lire en p. 46), le système peine à se rendre opérant, avec des moyens déficients, un manque de coordination entre les acteurs et des outils numériques inadaptés. Mais le film d’Édouard Bergeon n’a pas seulement eu pour effet de libérer la parole, il a aussi suscité une prise de conscience inédite du politique qui entend apporter « ses solutions » et rendre le cadre plus opérationnel. Alors qu’en décembre, un premier débat initié par le sénateur RDSE, Henri Cabanel, se tenait au Sénat, des travaux ont désormais­ cours dans les deux chambres parlementaires.

Réviser les méthodes

Henri Cabanel, viticulteur dans l’Hérault, a réalisé début février les premières auditions avec la MSA et le ministère de l’Agriculture, ainsi que le psychologue Philippe Spoljar. Le 25 mars, il devrait entendre le réalisateur Édouard Bergeon et l’acteur Guillaume Canet.

Ses auditions se poursuivront jusqu’en juin, voire « au-delà si des réponses fiables ne sont pas trouvées ». Le sénateur prévoit de rencontrer des agriculteurs en difficulté et des familles endeuillées. « Agri’écoute, opération Sentinelle, service de remplacement, des psys, des assistantes sociales… et toujours plus de suicides. […] Pourquoi continuer à énumérer les outils alors que le constat est leur manque d’efficience ? L’évidence est donc qu’il faut changer de méthode. Si les enjeux posés sont ceux de l’avenir de notre agriculture et celui fondamental du juste prix rémunérateur dans un marché mondialisé et libéral, notre mission sera bien la prévention du suicide en agriculture », soutient le sénateur.

La main et le bâton

« J’ai déjà interpellé des conseillers juridiques, des agriculteurs…, poursuit-il. Tous relèvent une contradiction : comment peut-on demander à un organisme [la MSA] d’être à la fois celui qui prélève les cotisations sociales, souvent sans ménagement, et celui qui peut vous aider quand ça va mal ? Celui qui montre le bâton et celui qui vous tend la main ? » Le parlementaire, qui entend apporter plus d’humanité dans les démarches administratives et les contrôles, pointe également les banques : « Je reste persuadé qu’elles ont un rôle majeur à jouer : elles sont au premier plan pour observer les comptes d’exploitation­ mais également privés qui virent au rouge. »

À l’Assemblée nationale, en parallèle, le député du Lot-et Garonne, Olivier Damaisin s’est vu confier, le 10 mars, une mission interministérielle sur La prévention et l’accompagnement des difficultés rencontrées par les agriculteurs. « L’annonce de cette mission a reçu un bon accueil, note-t-il, hormis peut-être du côté des banques, mais la MSA était déjà demandeuse, ainsi que les coopératives, les syndicats, etc. » Les services administratifs seront aussi auditionnés. Olivier Damaisin souhaite, par ailleurs, obtenir « des chiffres plus précis » sur le suicide en agriculture, les derniers remontant à 2015. Cette mission lui a été confiée par le Premier ministre, ainsi que les ministres de la Santé et de l’Agriculture. Son rapport est attendu pour septembre.

Rosanne Aries

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