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C’est son avis « La solidarité entre agriculteurs mise à mal »

Alexandra Céalis(1) est ethnologue et étudie depuis quatre ans la situation des agriculteurs dans le Perche (Orne). À partir d’une centaine d’entretiens, elle a mis en évidence la forte pression qui s’exerce sur et au sein du monde agricole.

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Des rapports de prédation

Depuis 2014, j’enquête sur le malaise agricole et sur les dynamiques qui redonnent du sens au métier d’agriculteur. Pour cela, je me suis efforcée de me tourner vers des agriculteurs discrets, qui ne sont pas sur le devant de la scène, vers des « invisibles ». Mon enquête a révélé des rapports de prédation importants au sein du monde agricole, ainsi qu’avec leurs partenaires comme les banques ou les coopératives. Les agriculteurs vivent régulièrement des relations de violence camouflée. Cela crée une atmosphère de menace sourde mais très présente.

Taire ses difficultés

En cas de difficultés, un agriculteur va avoir tendance à se retrancher et à s’enfermer dans le silence. Il craint le regard des voisins susceptibles d’avoir des vues sur son exploitation et ses terres. Affaibli, il a peur de devenir une proie et il taira donc ses problèmes autant que possible. Ceci a pour conséquence de tarder avant de se faire aider, et c’est ainsi que des situations se dégradent de manière parfois irréversible.

Ce sont souvent les femmes ou encore l’entourage familial qui alertent les associations d’aides, malheureusement tardivement. Cette méfiance est vraie aussi avec les partenaires économiques, et les agriculteurs expriment souvent le sentiment d’être la « variable d’ajustement ».

La guerre du foncier

Ces tensions se cristallisent autour de la terre, avec laquelle le monde agricole entretient, dans la plupart des cas, un rapport charnel, surtout si elle est héritée des parents. Elle est aussi l’objet de toutes les convoitises et donc, de surenchères pour pallier entre autres des retraites trop faibles.

Dès qu’une rumeur de terres pouvant se libérer naît, les arrangements commencent en coulisse pour court-circuiter les concurrents. C’est là où s’activent les réseaux de relations et d’influence… Quand on touche à l’argent et aux terres, la solidarité tend à s’étioler. Même dans les Cuma, des espaces d’entraide théoriques, les agriculteurs restent méfiants : « Celui qui a réalisé des travaux chez moi ne va-t-il pas en profiter pour reprendre mes terres si l’occasion se présente ? », s’inquiètent certains.

Le jugement permanent

Une autre difficulté ressort, et c’est une particularité du monde agricole : celle d’exercer un métier soumis aux regards de tout un chacun et aux jugements hâtifs. Se sentir sous surveillance permanente crée une forte pression ! Le jugement des pairs et des non-agriculteurs est parfois dur. Beaucoup d’agriculteurs disent regretter qu’on ne vienne pas leur parler, ni s’intéresser à leur situation au-delà des apparences. La réalité est souvent plus complexe qu’elle n’en a l’air.

Ces dix dernières années, ils sont nombreux à repenser leurs modes de production. Certains testent de nouveaux itinéraires techniques et cela peut paradoxalement ajouter un nouvel élément anxiogène. Si le voisin sème plus tôt ou plus tard, on s’inquiétera de n’avoir pas fait le bon choix. Dans ce monde incertain, le doute est permanent et la visibilité sur l’avenir est faible. Le meilleur antidote contre ce malaise est d’appartenir à des groupes d’échanges non soumis à des conflits d’intérêts pour se rassurer, pour recréer du lien et apprendre des expériences des autres.

Propos recueillis par Sophie Bergot

(1) Auteure de « Malaise agricole et politiques territoriales. Quelles réalités, quelles adéquations ? » 200 p. Paris — L’Harmattan, 2016.

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