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Intelligence artificielle « Ne pas oublier l’essence même du métier d’agriculteur »

De gauche à droite : Freddy Bodin (FNEDT Pays de la Loire), Vincent Guérin (historien), Janick Huet (chambre d’agriculture des Pays de la Loire), Nathalie Hostiou (chercheuse à l’Inra), et Philippe Retière (maraîcher). Photo : C. Le Gall/GFA

Le troisième rendez-vous de l’agriculture connectée d’Angers a mis en avant les progrès de l’intelligence artificielle et son impact sur l’activité agricole. Contrairement aux idées reçues, les 35-55 ans sont les plus aptes à tirer parti de ces nouvelles technologies.

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Prière de laisser ses préjugés au vestiaire ! Si vous pensez que l’intelligence artificielle ne s’adresse qu’à la jeune génération et sera adoptée par tous les agriculteurs et entrepreneurs d’ici à dix ans, vous pouvez revoir votre copie. Lors de la journée EsaConnect, qui s’est tenue ce jeudi 26 octobre à Angers, les participants de la table-ronde portant sur la révolution numérique et transformation du travail se sont attachés à faire voler toutes ces idées reçues en éclats. Car, il est important de le préciser, le numérique n’est qu’un outil parmi d’autres.

Garder « les mains dedans »

Les promesses des capteurs, des robots et des OAD (outils d’aide à la décision) sont séduisantes mais elles ne doivent pas faire oublier l’essence même du métier. Un capteur peut tomber en panne ou pire, dévier. Dans ce cas, l’agriculteur et le logiciel vont baser leur décision sur des données erronées.

« Je n’accorde qu’une confiance limitée aux modèles mathématiques, car ce ne sont que des algorithmes et pour les mêmes données, une version concurrente pourra aboutir à une conclusion différente », prévient Philippe Retière, président de la Fédération des maraîchers nantais.

« Dans 10 ou 20 ans, ces modèles seront fiabilisés mais pour l’instant, il ne faut pas céder au chant des sirènes des start-ups qui nous vendent de l’OAD pour tout mais n’ont que peu de recul sur leurs résultats. Regarder les prévisions de l’algorithme, c’est bien, mais il faut absolument continuer à observer et analyser ses cultures 

Un constat que partage Nathalie Hostiou, chercheuse à l’Inra. « On remarque une évolution au fil des années dans le comportement des éleveurs qui sont équipés d’un robot de traite et de capteurs sur leurs animaux, rapporte la zootechnicienne. Au début, ils consultent les données puis vont observer leurs animaux. Après quelques années, la pratique s’inverse : ils vont observer les animaux puis se servent des données pour valider leur diagnostic. »

« Rééduquer » la jeune génération

Et attention, les plus aptes à utiliser et tirer un bénéfice de ces nouvelles technologies ne sont pas forcément ceux que l’on croit. « Ceux qui ont grandi sans internet ont une vision globale et large de l’activité tandis que les jeunes ont une vision très parcellaire, celle acquise à un instant t, dans un espace limité, et ont du mal s’en écarter. Il va falloir les faire monter en compétence et leur faire acquérir un regard plus global », insiste Philippe Retière.

De l’avis de tous, cette génération qui arrive sur le marché du travail a besoin de prendre de la distance par rapport au numérique et doit apprendre à analyser. Freddy Bodin déplore ainsi la perte de bon sens chez les jeunes salariés d’ETA (entreprises de travaux agricoles). « Quand un voyant s’allume sur le tableau de bord, leur premier réflexe est de publier une photo sur certaines pages Facebook en demandant à la communauté d’où peut venir le problème et comment le résoudre. Bien évidemment, la plupart des réponses sont farfelues et recommandent avec humour de changer de marque. Ce comportement est désespérant car il suffit d’ouvrir le manuel qui est dans la cabine du tracteur pour avoir la réponse », constate l’entrepreneur.

Il regrette le manque de recul des moins de 30 ans par rapport à la technologie : « Ils font trop confiance aux capteurs ou au système de guidage. Je suis régulièrement interpellé par des entrepreneurs à propos d’accidents avec des jeunes chauffeurs qui regardaient des vidéos ou envoyaient des snaps (messages éphémères sur snapchat) au volant. »

Le constat est le même en élevage. « On peut s’extasier devant l’efficacité d’un jeune éleveur qui envoie un snap ou un SMS en quelques secondes, mais cela ne reflète pas son aptitude à analyser une donnée sur la santé des trayons ou un problème de chaleur », insiste la chercheuse. « Il y a un vrai travail d’éducation, voire de rééducation à faire auprès de la jeune génération », précise le docteur en histoire moderne, Vincent Guérin.

À l’opposé, certains salariés d’ETA de plus de 55 ans refusent de se former aux nouvelles technologies car « ce n’est pas à 58 ans qu’on apprend une nouvelle technique de conduite d’ensileuse », rapporte Freddy Bodin. De l’avis de tous, l’utilisateur « optimal » des nouvelles technologies en agriculture serait donc de la génération « 35-55 ans », apte à utiliser le numérique tout en gardant un esprit critique.

Gérer le « techno-stress »

Et même pour cette génération, tout n’est pas rose. « La technologie change notre façon de vivre notre métier. Elle nous oblige à être connectés en permanence. Le seul fait de savoir qu’une donnée est disponible nous incite à aller la voir et à l’interpréter », déplore Philippe Retière.

Chez les entrepreneurs aussi, le développement des nouvelles technologies génère un stress supplémentaire. En période de récolte, un entrepreneur passe entre 80 et 100 heures par mois au téléphone sur son mobile. « Les clients appellent sans arrêt alors qu’auparavant, un coup de fil pendant midi suffisait pour fixer le chantier, constate Freddy Bodin. Les ETA consomment aussi beaucoup de données sur leurs smartphones, notamment pour mettre à jour leur page Facebook. Nous estimons que 30 % d’entre eux font la promotion de leur activité sur ce réseau social, notamment avec des vidéos de chantiers. »

Pour Nathalie Hostiou, la charge mentale liée à l’utilisation de l’intelligence artificielle remplace peu à peu la charge physique des éleveurs « mais chaque individu réagit différemment à cette contrainte. Certains relativisent très bien et mettent en place des filtres pour les alertes. Tout est affaire de dosage ».

Corinne Le Gall

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