Bio : le vertige de la croissance Bio : le vertige de la croissance
Sortie de sa niche, l’agriculture biologique est désormais exposée à la concurrence mondiale et sommée de répondre à des attentes contradictoires. Peut-elle rester bio tout en changeant d’échelle pour produire beaucoup plus, à des coûts compétitifs, et dans un délai réduit ?
Vous devez vous inscrire pour consulter librement tous les articles.
La bio, c’était mieux avant ? Il n’y avait pas de poulaillers de 24 000 volatiles ni de légumes d’été en plein hiver ? Rien dans la réglementation bio ne l’interdisait, pas plus qu’aujourd’hui. Mais ce n’était pas « dans l’esprit ».
Aujourd’hui, le chauffage des serres bio fait débat et les gros élevages de pondeuses sont en train de saturer le marché de l’œuf bio, et ce aux dépens de petits producteurs « historiques », moins rentables à collecter pour les industries agroalimentaires, selon la Fédération nationale des agriculteurs biologiques (Fnab). Et demain, en toute conformité avec le règlement bio européen, on pourrait même empiler les poules sur plusieurs étages… Est-ce une dérive ou un tournant nécessaire, pour une filière victime de son succès ?
Demandes contradictoires
Il faut reconnaître les faits. De plus en plus de Français (et la tendance est la même à l’international) veulent manger bio, sans forcément payer plus cher ni renoncer aux fraises et aux tomates en hiver. Le gouvernement souhaite atteindre 15 % de la SAU en 2022, mais les enveloppes d’aides s’amenuisent. La restauration collective publique va devoir servir 20 % de bio (en valeur) d’ici à 2022, contre 3 % aujourd’hui, créant un grand appel d’air, alors que la production française ne couvre pas les besoins du marché intérieur. Les importations représentaient, en 2017 et 2018, environ 30 % de la consommation.
Pour toutes ces raisons, un changement d’échelle rapide s’impose. Et à des coûts compétitifs, à la fois pour permettre à toutes les bourses de s’offrir du bio, et pour s’imposer face aux produits d’importation. Or, produire bio coûte plus cher, principalement parce que la productivité est moindre qu’en conventionnel. L’industrialisation est-elle la seule solution ? Sûrement pas, proteste la Fnab. « La bio n’est pas qu’un marché, mais un projet de société, martèle son président, Guillaume Riou. Nous produisons des biens marchands mais aussi non marchands, liés à l’emploi, la santé publique, les territoires… » À ce titre, la Fnab réclame des soutiens publics, que ce soit au titre de l’aide au maintien de la bio ou de paiements pour services environnementaux (PSE).
Ces services sont rendus par une certaine agriculture bio de type « paysanne », confirmait Vincent Martinet, chercheur à l’Inra, intervenant sur les PSE lors d’un séminaire organisé par l’Agence bio, le 18 juin. Ce n’est pas le cas d’« une autre agriculture de type industriel, labellisée bio », estime le chercheur, qui pointe l’existence d’une « diversité de pratiques derrière le label, comme il y a une diversité de pratiques, y compris agroécologiques, derrière le non-label. »
Est-ce que l’agriculture bio s’industrialise ? Michel Reymaud, vice-président du groupe Ecocert (1), le formule autrement. « L’agriculture conventionnelle passe au bio avec les systèmes qu’elle a, qui peuvent être assez intensifs, avec de grandes surfaces et de grands cheptels. » Certains néoconvertis épousent totalement les « valeurs historiques » de la bio, mais d’autres se contentent de respecter strictement le cahier des charges afin d’être certifiés, sans réformer en profondeur leur système.
Sous l’effet des grandes vagues de conversion, mais aussi du virage agroécologique imposé à tous les agriculteurs, le fossé entre bio et conventionnel se réduit. C’est au sein de la famille bio élargie que se sont déportés les clivages. Le débat sur le chauffage des serres en est une illustration.
Dans le camp des opposants, Olivier Bourgeot, maraîcher bio en Côte-d’Or, argumente : « Le bio repose sur un code éthique. C’est une incohérence de produire hors saison. Je ne veux pas d’une bio à deux vitesses, l’une industrielle avec des tomates en décembre, et l’autre du petit maraîcher local en “label ++”, qui vend ses tomates hors de prix. » Il défend des « lignes rouges à ne pas franchir : respect des cycles, pas de hors-sol ni de Led qui flashent la nuit. »
Consommateur pas mûr
En face, Jean-Luc Roux, producteur de tomates sous serres chauffées dans le Vaucluse, estime respecter une saisonnalité. « Mes tomates sont plantées courant janvier, pour une récolte de fin mars à fin septembre. On fait cela par conviction, dans le respect des cycles de production et de commercialisation. » Il a fait établir un bilan carbone de son exploitation. Ses serres chauffées par une chaudière à biomasse combinée à une chaudière à gaz dégagent 700 g de CO2/kg de tomates produites. « Si la chaudière à biomasse tourne toute l’année, le bilan s’abaisse à 510 g de CO2/kg de tomates produites. Un kilo de tomates importé de Sicile émet 623 g de CO2, et 530 g pour des tomates importées de Malaga. Pour moi, une date de plantation au plus tôt dans l’année, combinée à un plan de progrès pour jouer une empreinte carbone minimale, satisfait à ce que doit être la bio française. » Sans oublier un argument de poids : « Ce modèle répond à la demande de nos clients. »
Même si la pétition de la Fnab contre les tomates bio en hiver a réuni 67 000 signatures, tous les consommateurs ne sont pas mûrs pour changer de régime. Pour que le réflexe d’acheter bio s’accompagne de celui d’acheter local et de saison, il faut renforcer « l’éducation à l’alimentation », prône le ministre de l’Agriculture. Et pour faire accepter un surcoût, condition essentielle pour ne pas banaliser la bio, il faudra être clair sur la promesse attachée au label.
Celle-ci ne peut se résumer à l’absence de produits chimiques. Surtout face aux nouvelles gammes de produits conventionnels s’affichant « sans pesticides » ou « zéro résidus ». La promesse de la bio est différente, car elle repose d’abord sur des pratiques reflétant ses valeurs. C’est sur celles-ci qu’il faut travailler.
Une bio trop artificielle ?
Avec le débat sur le chauffage des serres, la profession « a ouvert une boîte de Pandorre, estime Michel Reymaud. La vraie question est : quel degré d’artificialisation accepte-t-on dans la bio ? » Le vice-président d’Ecocert rappelle, au passage, que « même sans chauffage, les rotations sous serre sont limitées ». Mais les maraîchers n’ont pas le monopole de l’artificialisation. On pourrait aussi débattre de l’éclairage des poulaillers ou de l’absence de lien au sol pour l’alimentation des porcs, tous deux autorisés par les cahiers des charges bio… Et ce, depuis l’époque des « bio historiques » !
Face aux risques de « dérive industrielle », les acteurs légendaires du secteur (Fnab, Synabio) comptaient sur la révision du règlement bio européen pour relever le niveau d’exigence. Le texte validé en 2018 ne va pas dans ce sens, même si la Fnab estime avoir sauvé les meubles. La France peut décider de normes plus restrictives, mais cela introduirait une distorsion de concurrence par rapport à ses voisins. Il n’est donc pas question aujourd’hui de fermer la porte aux systèmes intensifs. D’autant qu’ils peuvent être vus d’un bon œil pour fournir rapidement des volumes sur un marché en croissance et globalement déficitaire.
Pour Michel Reymaud, ce ne doit être qu’une période de transition. Il prône la tenue d’États généraux pour « décider ensemble de quelle bio on veut en 2050, et tracer les chemins pour y parvenir ». Quitte à fixer des délais de vingt ou vingt-cinq ans, « parce qu’un producteur se convertit techniquement en trois ans, mais il lui faut bien plus de temps pour réformer son système ». La Fnab, de son côté, souhaite mettre au point un label mieux-disant que l’européen, qui serait proposé comme une seconde étape aux agriculteurs volontaires. En attendant, son président, moins clivant qu’il n’y paraît, l’assure : « On préfère avoir une France 100 % bio sous cahier des charges européen, plutôt qu’une majorité d’agriculteurs qui continuent à pulvériser des phytos… »
Bérengère Lafeuille et Justine Papin
(1) Organisme certificateur présent sur quatre continents.
Pour accéder à l'ensembles nos offres :