Interview « Ne nous interdisons pas de parler du suicide »
« Poser la question ne sauve pas automatiquement, mais il ne faut pas se l’interdire », considère le docteur Jean-Jacques Laplante, responsable du pôle de santé de la MSA de la Franche-Comté. Depuis des années, il a fait du mal-être en agriculture un sujet de préoccupation majeur.
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La France agricole : Comment analyser les chiffres publiés par Santé publique France sur les suicides d’exploitants entre 2010 et 2011 ?
Jean-Jacques Laplante : Nous devons encore aller au-delà de ces chiffres. Chaque suicide est un séisme pour l’entourage personnel et professionnel de la victime. La dimension économique est interpellée. C’est important quand on travaille plus de 70 heures et que l’on ne dégage pas de revenu : un tiers des agriculteurs, d’après les dernières déclarations à la MSA, ont moins de 4 500 € de revenu par an (350 € par mois). Dans une société où tout est argent, c’est dégradant de travailler autant pour si peu. Mais la connaissance doit aller au-delà.
Pourquoi demandez-vous de relativiser le poids de l’économie dans ce geste ?
Dans ma région en Franche-Comté, avec un lait à comté à 500 €, l’économie ne va pas trop mal. Mais il y a des gens qui souffrent dans d’autres filières, et le voisinage entre producteurs de lait standard et à comté par exemple est douloureux. On ne peut pas parler des causes du suicide : il y a des facteurs de risques. Personne ne peut se vanter de savoir.
L’étude de Santé publique France elle-même invite à ne pas « surestimer l’impact des déterminants économiques sur la survenue des suicides qui pourrait occulter les autres facteurs de vulnérabilité inhérents à la profession et leurs mécanismes d’interactions potentiellement suicidogènes ». Parmi les facteurs de vulnérabilité, l’étude énumère les contraintes physiques, les larges amplitudes horaires, la dépendance directe des fluctuations des politiques publiques européennes, des contraintes environnementales et climatiques, des événements sanitaires.
Parfois s’y ajoutent un important isolement professionnel et social ou l’intrication entre vie familiale et vie professionnelle, une moindre propension à faire appel à l’aide médicale ou à un psychologue en cas de difficulté. Je soulignerai de mon côté un autre élément : si on ne remplace plus l’agriculteur qui s’en va, il peut ressentir la preuve d’une inutilité sociale, une perte de sens pour la famille agricole.
Pourquoi insistez-vous sur le poids de l’incertitude ?
La question de la régulation ou plutôt de la dérégulation est majeure : la fin des quotas n’a pas semblé gérée. On a besoin de donner une lisibilité politique en agriculture. Le politique doit dire vers quelle agriculture on veut aller tout comme il doit dire vers quelle médecine ou vers quelle éducation aller. Va-t-on vers la régulation ou la dérégulation ?
On sait que régulation veut dire aussi contrôle, paperasse qui peut être source d’angoisse. Pour autant, on ne peut pas imaginer réguler sans observer, compter. C’est un domaine où j’ai le sentiment qu’il existe des ambiguïtés dans l’esprit des agriculteurs et de leurs représentants. Enfin, il nous faut regarder le monde agricole dans sa complexité : il y a des mondes, des filières, des enjeux divers de la viticulture à la laiterie…
On sous-estime la charge de travail, et plus encore des années de travail accumulé
Jean-Jacques Laplante
Quel rôle peut jouer la charge de travail ?
On sous-estime la part objective de la charge de travail, plus encore des années de travail accumulées. Le corps et la tête ne suivent plus. Qui traite la question du repos, du répit ? Pris à la gorge par leurs soucis, certains agriculteurs ne se reposent plus. Or c’est un besoin, une nécessité. Sinon ils passent du stress moteur de vie à l’épuisement, et ses proches en pâtissent. Une étude menée en Franche-Comté en 2016 souligne le risque d’addiction au travail : l’agriculteur « addict » ne peut plus se passer du travail comme le fumeur de la cigarette et il perd pied.
Doit-on parler à celui qui va mal ?
Quand quelqu’un va mal, si un proche lui pose directement la question du suicide, cela peut paraître déplacé, violent. Mais il lui montre qu’il a repéré sa souffrance. Il faut lever une idée reçue : le suicide n’est pas un choix. C’est la réponse individuelle à une souffrance indicible et insupportable. Tendre la main, écouter c’est redonner une dimension humaine à la personne. On peut tous passer à côté de cette souffrance. Les médecins y compris. Poser la question ne sauve pas automatiquement mais il ne faut pas se l’interdire.
Comment agir ensuite ?
La personne qui a repéré une situation peut contacter des professionnels formés, la cellule de soutien de la MSA, un médecin généraliste, Solidarité paysans ou la structure Agridiff. En Franche Comté nous avons installé un répondeur, qui n’est pas un numéro d’urgence médicale, mais un numéro local qui est interrogé très régulièrement par deux psychologues de la cellule.
Ensuite ceux-ci rappellent et évaluent le risque avec la personne et font le lien avec les services de la MSA. Ce n’est pas parfait, c’est une réponse… S’y ajoutent des consultations de psychologues à domicile si le problème relève de cette compétence. L’agriculteur peut aussi appeler « Agri’écoute au 09 69 39 29 19 ». Si c’est un cas d’urgence absolue, il faut composer le 15.
Quelle attention apporter à l’entourage ?
Malgré tous ces maillages, quand le suicide survient, il faut aussi soigner les survivants, les aider à ne pas culpabiliser. Enfin se pose-t-on la question : comment fait-on pour avoir un agriculteur solide sur son tracteur ? On n’investit pas assez sur l’homme, sur les liens entre eux, sur la formation, sur l’approche du temps de travail, du temps de repos. L’homme est moins l’objet de précautions que les cultures ou le cheptel. La part « prévention » dans la cotisation d’Atexa n’est que de 20 € pour l’année.
Propos recueillis par Marie-Gabrielle MiossecPour accéder à l'ensembles nos offres :