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ÉLECTIONS MUNICIPALES : LE POUVOIR SE DÉ ÉLECTIONS MUNICIPALES : LE POUVOIR SE DÉPLACE

Y aura-t-il des agriculteurs-maires à l'issue des élections des 23 et 30 mars 2014 ? Et leur voix se fera-t-elle encore entendre ? Après une sévère chute dans les années 1990, ils occupent le troisième rang derrière les retraités et les cadres. Or, le pouvoir local s'est déplacé vers les intercommunalités, exigeantes en temps et connaissances administratives, et donc moins accessibles aux agriculteurs.

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En 1983, les agriculteurs représentaient 40 % des maires. Aujourd'hui, avec 16 % des postes, ils sont encore en surreprésentation si on considère leur poids démographique, et en sous-représentation si on parle d'occupation du territoire. Philippe Bidet, enseignant en économie à l'IREO (1) de Bressuire, prépare une thèse de sociologie à propos de l'engagement des agriculteurs dans les mairies des Deux-Sèvres sur cinq mandats : « Dans ce département rural, le poids des agriculteurs actifs reste élevé : ils représentaient 19 % des maires en 2008 et les retraités agricoles occupaient 7,3 % des postes. » La recomposition a vraiment pris de l'ampleur à partir de 1983 avec le déclin du nombre d'agriculteurs et la quasi-disparition des ouvriers, artisans et commerçants. « L'engagement des agriculteurs relève souvent d'un héritage familial : un tiers des maires agriculteurs avaient un père, un grand-père ou un oncle édile. Et deux tiers ont un membre de leur famille au moins conseiller municipal. »

Thierry Bontour, céréalier en Seine-et-Marne, président de la chambre d'agriculture et maire de La Chapelle-Moutils, voit au moins quatre bonnes raisons d'inciter les agriculteurs à s'engager dans la vie municipale : « Nous sommes les premiers occupants de l'espace en surface, l'activité agricole est de plus en plus méconnue par les riverains, l'urbanisation gagne y compris dans les communes en périphérie des villes. Enfin, il faut faire accepter le métier. Certains maires sont tentés d'interdire les circulations d'engins agricoles dans leur village, de limiter les enlèvements de betteraves la nuit à cause du bruit ou d'appliquer aux engins agricoles la réglementation prévue pour les tondeuses à gazon ! » Elisabeth Henry, agricultrice et maire d'Auge (Creuse) depuis 2008, illustre aussi l'utilité d'avoir un élu au fait des réalités environnementales : « Lorsqu'une société minière a obtenu l'autorisation de rechercher de l'or dans le sous-sol de notre commune, j'ai eu tout de suite à l'esprit les risques : l'exploitation du sous-sol peut entraîner une pollution de l'eau. Ensuite, ils envisageaient de reboucher leur forage avec du ciment. »

DÉJÀ ENGAGÉS

La plupart des agriculteurs maires ont eu des engagements dans les organisations agricoles, dans les Cuma, les coopératives, le crédit agricole, les syndicats qui les ont formés à mener une équipe et à s'intéresser à l'aménagement du territoire. Beaucoup lèvent le pied sur ces missions d'origine quand ils arrivent à la mairie. Philippe Bidet poursuit : « On est venu les chercher dans ces organisations parce qu'ils avaient fait des études ou qu'ils avaient montré leur capacité à s'intéresser au collectif. Et ils ont eu envie d'y aller. »

Longtemps responsable des groupes de développement du Morbihan et membre de la chambre d'agriculture, Patrice Le Penhuizic est devenu maire – de Lauzach – en 2005, comme le fut son père : « Nous sommes des habitués du monde associatif. Il ne s'agit pas d'une défense corporatiste de l'agriculture. Mais les agriculteurs représentent la mémoire dans les communes qui brassent beaucoup de nouveaux arrivants. Les autres élus ont parfois une vision bucolique de la campagne. Ici, c'est l'agriculture et l'agroalimentaire qui tiennent les écoles ouvertes. La fermeture du pôle administratif de Doux sur la communauté de communes nous le rappelle durement. Notre liste est apolitique. Elle compte des retraités mais aussi des personnes en activité. C'est essentiel », explique cet agriculteur converti au bio depuis 5 ans. Il emploie son neveu et une salariée temporaire car il est également vice-président de la communauté de communes du pays de Questembert qui compte 22 000 habitants. « Nous sommes cinq agriculteurs présents. Nous ne nous positionnons pas en tant qu'agriculteurs, mais sur des valeurs collectives. Nous voulons développer les relations avec la chambre d'agriculture pour anticiper sur les dossiers : le foncier, l'éolien... »

L'habitude de prendre des décisions sur les exploitations, de gérer les dossiers administratifs mais aussi la possibilité de s'organiser plus librement dans la journée favorisent l'engagement des agriculteurs. En revanche, les conjointes qui assuraient l'intérim dans le passé quand le mari s'absentait sont moins nombreuses.

NÉGOCIER AVEC SES ASSOCIÉS

Les agriculteurs doivent donc discuter de leurs engagements avec leurs associés. « Les trois quarts des élus rencontrés dans les Deux-Sèvres ont adapté leur exploitation pour devenir maire : simplification du travail, appel à la main-d'oeuvre extérieure », souligne Philippe Bidet.

C'est aussi le cas dans la Creuse pour Gilles Henry qui cultive 90 hectares de céréales à Saint-Pierre-le-Bost. Il a simplifié son système quand il a accepté de siéger à la communauté de communes du pays de Boussac. « J'ai abandonné l'engraissement de taurillons en 2000. Je préside la communauté depuis 2008. Nous avons accompagné, grâce à un bâtiment relais, l'installation d'un jeune hors cadre en 2003. Nous rendons notre territoire attractif : nous allons inaugurer fin novembre une maison de santé et une maison des jeunes. »

L'étape intercommunale qu'il a franchie arrête cependant nombre d'élus agriculteurs. Selon Roger Le Guen, enseignant-chercheur à l'ESA d'Angers, « au stade des intercommunalités, il y a aussi moins de connivence, de cogestion, plus d'exigence dans la maîtrise des dossiers et davantage de temps passé. Pourtant, cette absence pourrait être gênante : ces collectivités entendent donner leur avis sur l'usage du foncier et orienter l'économie de leur territoire, y compris l'agriculture. Elles cherchent des interlocuteurs parmi des agriculteurs de plus en plus divisés sur les modes de production. Ils devront se maintenir car les élus politiques les connaissent de moins en moins. Il leur faudra nouer des alliances avec d'autres qu'eux-mêmes, même si cette ouverture n'est pas simple ».

D'autant que la réforme territoriale en cours pousse les intercommunalités à fusionner, éloignant encore plus les lieux de pouvoir vers les villes. Dans les Deux-Sèvres, les 25 communautés de communes vont se réorganiser en 15 regroupements. « Le débat se politise, analyse Philippe Bidet. Pour l'instant, un tiers des agriculteurs maires détiennent des présidences d'intercommunalités, un autre bon tiers des vice-présidences. Mais avec la réduction des communautés de communes, ils risquent de perdre des postes, surtout dans les communautés très urbanisées. » D'où la communication de la profession agricole : les FDSEA en particulier incitent les agriculteurs à être présents sur les listes municipales.

Président de la nouvelle communauté de communes créée en 2011, Thierry Bontour compte beaucoup sur la formation proposée par la chambre d'agriculture de Seine-et-Marne. Elle s'adresse aux futurs candidats : « Face à la complexité des projets intercommunaux, mieux vaut connaître les rouages administratifs des collectivités locales, savoir prendre la parole dans une assemblée qui connaît peu l'agriculture. »

S'INITIER À DES COMPÉTENCES NOUVELLES

Guillaume Lefort, installé hors cadre dans le même département et membre des Jeunes agriculteurs, espère au moins 12 agriculteurs pour le premier stage début décembre : « J'étais conseiller municipal dans ma commune d'origine. Je me suis installé à Arville et je compte me présenter. Sur les 120 habitants de la commune, il y a cinq agriculteurs. Trois d'entre eux étaient au conseil. Être présent, c'est aussi agir en amont sur les dossiers plutôt qu'aller ensuite au bras de fer. Cela permet une ouverture sur la société et des contacts avec l'administration », estime le jeune céréalier de 30 ans. Lionel Couturier exploite 100 hectares et engraisse des bovins. Depuis 2008, il est président de sa communauté de communes d'Evaux-les-Bains, dans la Creuse, après avoir siégé comme élu municipal à Budelière. « Quand on m'a appelé à la suite de la démission du précédent président, je me suis dit : si j'y vais, je vais le regretter. Si je n'y vais pas, je vais le regretter encore plus. Cela me prend 50 % de mon temps et l'indemnité couvre l'emploi d'un ouvrier. Cette indemnité est la condition pour que les retraités ne soient pas les seuls à occuper ces fonctions. Ensuite, il faut s'initier à la gestion de gros budgets en s'appuyant sur les compétences du personnel car il y a peu de formations délocalisées. J'ai toujours aimé gérer, même si la vision économique est différente. A la communauté, on s'occupe de l'aménagement de tout le territoire et pas seulement de sa commune. La communauté de communes reste très floue pour les habitants. En 2014, les élus communautaires seront “fléchés” dès les élections (voir encadré p. 46). Cela prendra une autre tournure. D'autant que les communes de plus de 1 000 habitants n'auront plus droit au panachage. C'est dommage : moi, sans le panachage, je n'aurais pas été élu en 1995 : mon frère était sur une liste, j'étais sur l'autre. Et on s'est retrouvés au conseil. Les listes seront davantage politiques. Jusqu'ici, on n'avait pas d'étiquette même si on nous en colle toujours une. »

Gilles Henry, dans la Creuse, ne se préoccupe pas trop de cette nouvelle règle : « Dans notre commune, nous continuerons à ouvrir nos listes à toutes les bonnes volontés. Nous n'avons pas les moyens de faire de la politique politicienne. »

UNE PROFESSIONNALISATION DES ÉLUS ?

Sébastien Vignon, maître de conférences en science politique à l'université de Picardie (2), a mené une longue enquête dans la Somme auprès des maires ruraux. Il conclut que l'intercommunalité tend à engendrer une professionnalisation des savoir-faire des élus qui occupent les présidences et vice-présidences des communautés de communes : « Nous assistons à la recomposition profonde du paysage politico-institutionnel dans les campagnes. Ce déclin frappe moins les agriculteurs surdiplômés et (ou) ceux qui gèrent des exploitations importantes. Tout comme ceux qui ont acquis des compétences en matière de développement local par un engagement intensif dans les organisations professionnelles. Ces derniers combinent à la fois une légitimité de proximité (disponibilité, écoute...) et une légitimité managériale. Mais ceux qui ont seulement un ancrage local à faire valoir, qui n'apparaissent pas comme des porteurs de projets pour le territoire, résistent moins bien. Même si leur nombre décroît, les agriculteurs restent surreprésentés par rapport à ce qu'ils pèsent numériquement dans la population active. Les grands perdants du jeu politique local sont les ouvriers et les employés. Les cadres supérieurs, les enseignants, les professions libérales, les catégories moyennes salariées ne cessent en revanche de gagner les positions de pouvoir. Les savoir-faire attendus des leaders des intercommunalités sont la connaissance technique des dossiers, l'expérience managériale et la maîtrise des jeux de la diplomatie intercommunale. »

Philippe Bidet s'inquiète de cette situation : « La professionnalisation des mandats politiques locaux risque à terme d'exclure les actifs, agriculteurs ou non, au profit d'une gérontocratie territoriale. » Peu d'agriculteurs étaient entrés en mairie par la voie purement politique. Il faudra sans doute faire un peu plus de politique pour valoriser les acquis et compétences des agriculteurs.

(1) Institut rural éducation orientation à Bressuire. (2) Chercheur au Centre universitaire de recherche sur l'action publique et le Politique (UMR 7319 CNRS), à Amiens

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