Un gâteau de plus en plus convoité Un gâteau de plus en plus convoité
Devenue une denrée rare, la terre vaut bien une politique. Aujourd'hui, les contrôles s'étiolent et les Safer manquent de moyens. Tant mieux, disent les uns. Au secours, crient les autres.
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Chaque année, un million d'hectares changent de mains. Près de la moitié passent par le marché foncier. L'autre partie, moins mesurable, transite directement par les héritages et les cessions de parts de sociétés. La moitié des terres libérées serviront à l'installation, les autres conforteront l'agrandissement des exploitations, amputés toutefois de 70.000 hectares dévorés par l'urbanisation.
Derrière la froideur de ces chiffres se cachent les débats et combats de toujours en agriculture. Car la terre agricole est une denrée rare. Certes, dans les années 1980, l'agriculture dite hors sol a pu donner l'illusion que le foncier deviendrait un simple support de l'activité agricole. Les analystes parlaient même de la France en friche : une étude du ministère prévoyait 400.000 hectares de déprise annuelle. Crainte infondée.
Plus que jamais, le foncier s'arrache et les protagonistes se multiplient autour du gâteau : les agriculteurs, bien sûr, leurs syndicats, les propriétaires, les chasseurs, mais aussi les élus locaux, les environnementalistes, les urbanistes. La surface agricole utile est tombée de 60 % du territoire national à 51 % en 2009, tandis que les sols artificialisés atteignent bientôt les 5 millions d'hectares, soit 9 % du territoire.
Priorité aux fermiers
Retour aux années 1960. Au sortir de la guerre, l'Etat fait clairement le choix de la pérennité des fermiers au détriment du pouvoir des propriétaires. Le statut du fermage, adopté dès 1945, est ouvertement conçu pour protéger les locataires et leur permettre de développer leur entreprise dans la durée : bail de neuf ans d'ordre public, droit de préemption du fermier en cas de vente, prix du fermage indexé, autant de points forts que le ministre Tanguy-Prigent impose dans la rédaction de ce statut.
Dix ans après, la France souffre toujours d'un déficit agroalimentaire. Sur les 2,3 millions d'exploitations, six sur dix ne dépassent pas vingt hectares. La restructuration de l'agriculture est déjà en marche : entre 1954 et 1960, 38 % des jeunes actifs agricoles ont quitté une agriculture qui les nourrit mal.
Pour les jeunes qui restent, militants de la Jeunesse agricole catholique (Jac) et engagés au Cercle national des jeunes agriculteurs, il devient vital que le foncier soit considéré comme un outil de travail et non plus comme une rente. Avec, à leur tête, Michel Debatisse, ils remettent une note au Premier ministre Michel Debré. Elle servira de base aux lois d'orientation agricole de 1960 et à la loi complémentaire de 1962, élaborée par Edgar Pisani.
La politique dite des structures est née. Et avec elle les Safer et le contrôle des structures, qui vont aider à promouvoir des exploitations familiales qui puissent utiliser des techniques modernes et assurer un revenu à parité avec les autres catégories socioprofessionnelles. La loi de 1962 donnera le droit de préemption à la Safer, un vote obtenu à l'arraché.
Un contrôle qui se desserre
La mission confiée aux Safer sera d'acquérir des domaines librement mis à la vente et les revendre après aménagement pour restructurer des exploitations trop petites, installer des agriculteurs. Le contrôle des structures, lui, s'adressera non à ceux qui possèdent la terre, mais à ceux qui veulent l'exploiter.
Au départ, cette commission dite des « cumuls et réunions d'exploitation » contrôlera non seulement que les exploitations ne s'agrandissent pas trop, mais aussi que les candidats à la reprise soient de « vrais agriculteurs ».
A ce titre, la pluriactivité sera longtemps surveillée au détriment de l'installation progressive et de la diversification. Les femmes aussi souffriront de ces contrôles tatillons.
Au fil du temps et sous la poussée du terrain, d'autres textes vont adapter ces lois. La loi d'orientation de 1980 (Méhaignerie) instaurera les schémas départementaux des structures et définira précisément les motifs de refus d'autorisation d'exploiter.
La loi de 1999 tentera d'encadrer davantage les sociétés, dont le nombre s'accroît. Le contrôle des structures s'ouvrira à la pluriactivité, reverra le rôle de la surface minimum d'installation, intégrera la politique en faveur de l'installation, prendra en compte la multiplication des socié- tés et enfin traitera à égalité hommes et femmes.
En 2006, la loi d'orientation agricole assouplit considérablement le contrôle des sociétés, les faisant pratiquement échapper à la demande d'autorisation contre une simple déclaration.
Enfin, la loi de modernisation de 2010 arrive et affirme sans ambages la volonté de développer l'agriculture d'entreprise. Elle raye de son langage la notion d'agriculture familiale. Le contrôle des structures va continuer de s'appliquer bon an, mal an, suivant les départements et la motivation des responsables professionnels.
Des Safer pluriactives
Les Safer, de leur côté, ont vu progressivement s'étendre leur champ d'intervention. A partir de 1990, elles commencent à tisser des liens avec les collectivités locales. L'objectif environnemental est ajouté à son droit de préemption neuf ans plus tard. Désormais, les collectivités territoriales disposent d'un tiers des sièges dans leur conseil d'administration. Les environnementalistes y arrivent, avec deux postes de censeurs.
En 2011, les Safer ont deux gros soucis : leur financement dépend à 90 % des transactions avec ses attributaires, ceux à qui les Safer destinent les terres. L'Etat, qui avait assuré jusqu'à 50 % de leur budget, a réduit sa participation à moins de 10 %. Pourtant, elles multiplient leurs missions de service public, surtout en espace périurbain.
Huit d'entre elles étaient en difficulté en décembre 2010. Elles souffrent de la concurrence croissante des établissements publics fonciers créés en 1991 et confortés par la loi solidarité et renouvellement urbain de 2000 (SRU).
Ces EPF peuvent prélever une taxe spéciale d'équipement plafonnée à 20 euros par an et par contribuable. L'EPF d'Alsace dispose de deux fois plus de moyens que toutes les Safer cumulées. Une forme de financement qui alimente la réflexion des Safer, selon leur président André Thévenot : « Les Safer doivent disposer enfin de moyens financiers pérennes pour exercer leurs missions de service public, en particulier face à l'artificialisation des terres. »
A priori, les EPF travaillent davantage sur l'urbain, et les Safer sur le rural. Reste l'interrogation sur le périurbain, qui s'étend, et sur les dossiers environnementaux. Certains EPF et Safer ont résolu le problème en signant des conventions de partenariat pour le passage des TGV, des autoroutes...
En chiffres La Safer en 2009• 265.000 ha : c'est la part accessible aux Safer en 2009, sur un marché de 490.000 ha. • 70.000 ha : c'est la surface acquise par les Safer. • 27.400 ha ont été rétrocédés pour l'installation, 22.000 ha pour l'agrandissement. • 0,9 % : c'est la part du marché foncier préempté. • 689 révisions de prix : huit fois sur dix, les propriétaires ont retiré leur bien de la vente. |
Un rôle moteur dans les restructurations
Les lois sur les structures ont-elles eu l'impact espéré ? Le nombre d'exploitations a chuté de 2,3 millions en 1955 à 500.000 en 2007. En quarante ans, les exploitations dites professionnelles sont passées d'un tiers des effectifs aux deux tiers. Et 40 % d'entre elles sont sous forme sociétaire. La surface moyenne des exploitations atteint désormais 77 hectares. Enfin, le fermage, qui concernait la moitié de la surface, occupe 77 % de l'espace agricole.
L'agriculture française a satisfait aux obligations de nourrir le pays. Reste en suspens celui du nombre d'agriculteurs : sont-ils trop ou pas assez nombreux ? Jean-Marie Gilardeau est maître de conférences à la faculté de droit de Poitiers : « Si l'objectif était d'aboutir à un tissu homogène d'exploitations de taille moyenne, le bilan du contrôle des structures n'est pas positif. Au mieux, il a ralenti l'agrandissement sans le juguler. Ce ne sont pas les instruments de l'interventionnisme étatique (Safer, contrôle des structures) qui ont été défaillants, c'est la volonté politique d'en faire le meilleur usage qui n'a pas toujours été au rendez-vous.
Pour preuve, l'absence de remise en cause des montages sociétaires conçus à seule fin de contourner le dispositif légal. Les Safer ont fait leur travail. A propos de leurs interventions, il y a peu de contentieux, si ce n'est sur la forme ou dans le but de déjouer des manoeuvres frauduleuses.
Tout au plus les Safer, dont l'équilibre financier était dépendant de la hausse constante du prix de la terre, ont-elles été prises au dépourvu lorsque la stabilité des valeurs a succédé à une longue période d'inflation. Ce qui les a parfois conduites à se soucier davantage de leurs fins de mois que de la restructuration des exploitations. »
Des garde-fous controversés
Les positions sur le terrain sont tranchées : « Le statut du fermage, qui enferme les propriétaires, oblige les agriculteurs à acheter leurs terres », selon la Propriété rurale. « Mettons fin au caractère d'ordre public du statut du fermage. Et supprimons le contrôle des structures, qui touche surtout les entreprises individuelles », demande Patrick Vandamme, de la SAF. Bernard Lannes, président de la Coordination rurale, se réjouit que son syndicat siège enfin en CDOA.
« Mais nous sommes une potiche de luxe qui émet un avis consultatif. Le contrôle des structures est contourné par les plus malins, via les sociétés. Les Safer ont le même rôle qu'une agence immobilière. Elles ne sont pas assez transparentes. Dans beaucoup de départements, les décisions se prennent au niveau cantonal et non pas au comité technique où nous siégeons. Il faut rééquilibrer la démocratie syndicale, dans toutes les commissions, y compris locales. Sinon, il faut les supprimer ! »
Pour Michel Apostolo, de la Confédération paysanne, l'opacité règne : « Nous souhaitons que les notifications notariales soient diffusées au public. Nous voulons des Safer avec des moyens réels, mais transparentes et pluralistes. »
La Confédération paysanne souhaite réactiver les contrôles, élargir le rôle des Safer, qui devraient faire jouer davantage leur droit de préemption et de révision des prix. Dominique Barrau, secrétaire général de la FNSEA, ne s'émeut pas outre mesure de ces attaques : « Ces commissions qui tranchent entre plusieurs dossiers participent à la démocratie locale, avec des garde-fous que sont les schémas structurels départementaux. La présence de commissaires au gouvernement garantit le respect de la loi. Les décisions sont argumentées. Une fois, nous avons eu 110 dossiers dans l'Aubrac. Et pourtant il a fallu choisir et assumer. »
De son côté, André Thévenot, le président de la Fédération nationale des Safer, explique que lorsqu'il y a dix candidats et deux attributaires, « cela donne deux ingrats et huit mécontents ».
Peu de recours devant les tribunaux
Compte tenu de l'extrême sensibilité du dossier, on pourrait s'attendre à de nombreux recours en justice de la part d'agriculteurs écartés par les commissions. Or ce n'est pas le cas. André Torre, de l'Inra, a étudié les conflits nés de l'usage des sols en milieu rural : « Le premier objet des conflits d'usage de l'espace est lié effectivement à la maîtrise foncière. Mais il s'agit surtout de contestations de zonage, en particulier des plans locaux d'urbanisme (PLU). Viennent ensuite les remises en cause des projets d'infrastructures puis les risques de pollution, les activités de chasse et enfin les conflits autour de l'eau. Les agriculteurs sont nombreux dans ces conflits, mais ils agissent en tant que propriétaires qui contestent le zonage appliqué à leurs terres ou les nuisances à venir. »
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de tensions entre certains agriculteurs. Elles ne s'expriment pas forcément devant les tribunaux, mais plutôt par des occupations de halls de Safer ou de terres, par des discussions imposées, comme la démarche des trois syndicats minoritaires devant le préfet des Landes en 2008 à la suite d'une attribution contestée de la Safer. Enfin, l'espoir que « la prochaine fois, le dossier passera » ou encore la peur d'être « mal vu » décourage nombre de contestaires.
Des maisons particulières gourmandes en espace
Reste une préoccupation partagée par tous les acteurs agricoles. L'artificialisation s'accélère. Le développement de la maison particulière, très gourmande en espace, explique ce phénomène : elle est passée de 41 % du parc de logements en France à 62 %. Et les maires jugulent peu cet étalement, confrontés aux désirs de leurs électeurs.
« Dans une commune du Var, nous avons même vu des élus déclasser des espaces naturels incultivables pour les convertir en terres agricoles, afin de rendre constructibles de bonnes terres agricoles », s'étrangle Michel Apostolo.
Robert Levêque, directeur de Terres d'Europe, analyse : « On consommait 40.000 hectares par an dans les années 1960. On en est à 78.000 hectares par an depuis 2006, soit en quatre ans l'équivalent de la SAU d'un département. On n'en a jamais tant parlé. On n'en a jamais tant consommé. Pourtant, nous devrions nous appliquer à ne plus perdre un seul hectare de terre nourricière. Car il n'y a pas de solution de remplacement. »
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