Le pastoralisme à l'épreuve des grands p Le pastoralisme à l'épreuve des grands prédateurs
Le retour des grands prédateurs a semé le trouble dans les espaces pâturés de montagne, et spécialement chez ceux qui les entretiennent encore. Les éleveurs d'ovins viande extensifs se sont retrouvés, seuls, en première ligne. Ils se sont organisés pour protéger leur troupeau avec des chiens, des parcs de nuit et des aides-bergers. Des moyens qui n'ont pas la même efficacité selon le type d'élevage pratiqué, la disposition naturelle des lieux et la durée d'exposition au risque de prédation. Les grands prédateurs contribuent à détériorer les conditions d'exercice d'un métier déjà difficile en imposant des contraintes supplémentaires, en charge de travail notamment. Ils mettent les éleveurs da
Vous devez vous inscrire pour consulter librement tous les articles.
- Réactions de Christophe Aubel , chargé de la mission «loup», secrétaire national de France nature environnement et de Frank Diény, éleveur dans les Hautes-Alpes. Il suit le dossier portant sur les prédateurs à la Fédération nationale ovine (FNO).
- Une réintroduction controversée
|
Les députés se penchent sur le pastoralisme
La commission d'enquête parlementaire a tranché en donnant la priorité à l'élevage en montagne.
C'est une actualité rampante qui a motivé le travail de la commission d'enquête parlementaire sur les prédateurs et le pastoralisme de montagne en France. Dans les Alpes-Maritimes, département de Christian Estrosi, le rapporteur de la commission, 330 attaques de loups ont été enregistrées en 2002 contre 10 en 1993. Une trentaine de loups seraient recensés sur notre territoire. D'un côté, les défenseurs du loup disent vouloir maintenir la diversité biologique. De l'autre, les éleveurs de tous bords syndicaux se sentent niés dans leur existence d'habitants et de gestionnaires de l'espace rural. La commission d'enquête a tranché clairement en faveur des éleveurs dans son rapport «Priorité à l'homme » rendu le 14 mai 2003. Les rédacteurs du rapport proposent une véritable régulation en créant trois zones selon le degré «d'acceptabilité de la présence des prédateurs»: une zone où la protection du loup serait intégrale, une zone où le loup serait prélevé sous conditions et une zone où sa présence ne serait pas tolérée. En dehors des zones de protection totale, les maires pourraient décider de l'élimination d'un loup ou d'un lynx dangereux pour les troupeaux. Des brigades de louveterie délogeraient les loups là où leur présence serait exclue. Ce rapport est sur le bureau des ministres. Seule évolution: au début de juillet, une circulaire du ministère de l'environnement autorise des actions de prélèvement de loups à partir de deux attaques en trois semaines. Avec de telles conditions que les bergers parlent de mesurettes.
Les réactions
CHRISTOPHE AUBEL, chargé de la mission «loup», secrétaire national de France nature environnement. «Une éradication hypocrite du loup» «Le document se prononce pour une éradication hypocrite du loup. Les seules dispositions concrètes visent à l'extinction du loup. Le rapport est passé à côté du sujet en laissant la profession face à ses problèmes. Aucune disposition ne défend le pastoralisme. Le zonage proposé sera un zonage politique. Comment expliquer aux éleveurs qu'il faudrait accepter les loups dans telle zone, mais pas dans d'autres? Une zone d'exclusion qui se révélerait favorable au prédateur deviendrait alors un piège. Nous sommes enfin totalement opposés à ce que les maires puissent prendre des mesures d'élimination du loup.» FRANK DIENY, éleveur dans les Hautes-Alpes. Il suit le dossier portant sur les prédateurs à la Fédération nationale ovine (FNO). «Tout reste à faire» «Ce rapport nous convient quand il demande au ministère de l'Environnement de rompre la cogestion avec les associations de défense de l'environnement. En revanche, nous n'entrerons pas dans une logique de gestion de zonage. Aujourd'hui, rien n'empêche la progression du prédateur. Dans les Hautes-Alpes, les pertes sur les huit premiers mois sont équivalentes à celles des douze mois de 2002. Les mesurettes de juillet –abattre un loup par département ou effaroucher les loups pour qu'ils aillent sur les moutons du voisin– nous paraissent dérisoires. Le rapport montre clairement l'incompatibilité entre le loup et le pastoralisme. A quand une prise de position politique vraiment courageuse? Les jeunes voudront-ils s'installer avec cette menace supplémentaire, même si l'élevage ovin va mieux?» |
Avec l'ours, des pertes du printemps à l'automne
Dans les Pyrénées, l'ours attaque les troupeaux en zone intermédiaire et en estive.
«Cette année, l'ours a commencé à attaquer les brebis dès le 15 avril en zone intermédiaire. Il continue en estive. Nous avons déjà eu dix bêtes tuées. Pour nous, c'est un souci quotidien d'avril à septembre, d'autant plus lourd à porter qu'il nous a été imposé», explique Olivier Ralu, éleveur dans l'Ariège.
Les brebis tuées seront indemnisées si la preuve de l'attaque peut être faite. «L'argent ne règle pas le problème. Nous investissons beaucoup de nous-mêmes depuis des années pour sélectionner des mères et avoir de beaux agneaux, ce n'est pas pour nourrir un prédateur», affirme Olivier.
Des systèmes pastoraux perturbés
Sur cette estive, il y a 2.200 brebis. «Le troupeau se répartit en plusieurs groupes sur de vastes surfaces. Pour aller les voir chaque jour, la bergère marche plusieurs heures. Elle ne pourrait pas les rassembler pour la nuit sur un seul site. Dans notre cas, les mesures de protection proposées sont inapplicables.»
En montagne, les brebis ont leurs habitudes. «Moins on les dérange et mieux elles profitent. S'il faut les rassembler tous les soirs pour les parquer, elles ne s'engraisseront pas. Elles mangent à la fraîche, pas en pleine journée. C'est pour cette raison que notre cahier des charges prévoit que les bêtes pâturent librement de jour comme de nuit. Ce système traditionnel a fait ses preuves; il donne une viande de qualité, produite naturellement, et nous tenons à le perpétuer», explique Marie-Lise Broueilh, présidente du syndicat de l'AOC Barèges Gavarnie, dans les Hautes-Pyrénées.
Ici, les attaques commencent également au printemps. «Cette année, l'ours est entré dans les enclos, et il a même pris un agneau dans une grange. Les éleveurs ont eu peur et ont redescendu leurs troupeaux sur les prés de fauche. Nous avons fait moins de foin, et les zones intermédiaires n'ont pas été pâturées. Si les troupeaux n'y montent plus, elles vont s'embroussailler rapidement.»
Les éleveurs de montagne contribuent fortement à l'entretien du milieu, et aimeraient voir cette fonction mieux reconnue. Mais ils ne veulent pas pour autant devenir esclaves de leurs troupeaux. «Ceux qui vivent dans la zone où se trouvent les derniers ours autochtones suivent toute la journée leurs bêtes avec des patous. Pour la nuit, ils sont équipés de parcs électrifiés et de systèmes d'effarouchement. Mais ils subissent quand même des pertes», affirme Pierre Casassus-Lacouzatte, éleveur dans les Pyrénées-Atlantiques.
Pour l'instant, comme les autres éleveurs de la région, il tarit ses brebis durant l'été et les envoie seules en montagne. «Je vais les voir deux fois par semaine, et le reste du temps, je m'occupe des foins et je m'accorde un peu de temps libre. Nous aimons notre métier, mais nous avons le droit comme les autres de participer à la vie sociale de la vallée!»
Une réintroduction controverséeEn 1993, deux ours ont été réintroduits dans les Pyrénées sur quatre communes volontaires. Ils se sont reproduits, et il y a aujourd'hui entre treize et quinze ours sur l'ensemble de la chaîne, ours autochtones compris. La réintroduction a coûté 2,5 millions d'euros, auxquels s'ajoutent 1,5 million d'euros par an pour le suivi, les mesures de protection, les indemnisations et la communication. Pour les initiateurs de l'opération, c'est un succès, car les ours venus de Slovénie se sont acclimatés et reproduits. Les communes qui n'avaient pas été consultées ont un point de vue très différent. Les éleveurs subissent des pertes et les élus s'inquiètent pour la sécurité publique, les ours n'hésitant pas à s'approcher des villages. Pour stabiliser la population, il faudrait monter à soixante ou quatre-vingts ours. Pour l'instant, Roselyne Bachelot a suspendu toute nouvelle réintroduction, mais aucun vrai débat de fond n'a été annoncé. |
«Le loup a détérioré notre image»
Christophe Reynier contient les attaques. Mais l'arrivée du loup a modifié ses relations avec les promeneurs.
«Quand une de mes brebis est malade, je la soigne; quand elle est menacée, je la protège.» Eleveur transhumant de la plaine de Crau depuis plus de vingt ans, Christophe Reynier résume l'état d'esprit des éleveurs face au risque de prédation que le loup fait peser sur leur troupeau. «Je ne suis pas contre le loup, mais chez les autres», ajoute-t-il. Dès la mi-juin, il emmène ses brebis (six cents mérinos d'Arles auxquelles s'ajoutent agneaux et béliers) pâturer dans les alpages du Queyras, sur une montagne louée à la commune d'Arvieux, dans les Hautes-Alpes. Christophe Reynier élève des agnelles de reproduction et des agneaux d'herbe. Il a connu la première attaque il y a six ans en perdant une demi-douzaine de brebis. «J'ai passé un été angoissé, cela m'a gâché le plaisir de me retrouver trois mois en montagne avec mes brebis», confie-t-il. De ce jour, il s'est mis en quête de moyens de protection. Il achète alors deux chiots de protection (des patous) qu'il intègre immédiatement à son troupeau, sachant que ces molosses en herbe ne rempliront leur office que lors de la saison suivante.
Depuis l'arrivée du loup, Christophe a dû modifier certaines de ses pratiques. «Les brebis doivent marcher davantage. Quand nous changeons de quartier, je dois les faire revenir chaque soir au parc de couchage. Avec ces allers et retours je ne peux plus, comme auparavant, les faire pâturer tôt le matin et en fin de journée, à un moment où elles profitent le mieux de l'herbe», explique Christophe.
Prévention efficace
Le parc de nuit équipé d'une clôture électrifiée se révèle efficace. «En fait, cela facilite le travail des trois chiens qui restent la nuit avec le troupeau regroupé.» Ainsi protégé, Christophe Reynier peut maintenir son troupeau à l'écart de l'appétit du loup.
Dans les Hautes-Alpes, où l'on dénombre une douzaine de loups, la prédation a pu être contenue: «En alpage, dans des régions découvertes, où la période d'exposition au loup est limitée, la protection des troupeaux est plus facile à organiser. Mais c'est aussi le résultat d'une politique pastorale menée depuis plus de vingt ans», explique Bruno Janet, de la direction départementale de l'agriculture des Hautes-Alpes (DDA). Les moyens de protection (cabanes, aides-bergers, parcs de nuit, réseau de radiotéléphone) on été mis en oeuvre en concertation entre les éleveurs et les professionnels concernés (DDA, Office national de la chasse, représentants du parc…).
Dans cette région très touristique, Christophe ne manque aucune occasion de discuter avec les randonneurs qui l'interrogent sur la présence du loup. «Le problème de fond, c'est que le loup a détérioré notre image d'éleveur-berger qui était jusqu'alors positive auprès des citadins. Aujourd'hui, si nous disons que nous sommes contre le loup, nous passons pour des sauvages, des arriérés qui refusent le changement», déplore-t-il.
«Nous vivons dans un stress permanent»
Eleveur ovin isolé dans le massif des Monges, Patrick Ailhaut est exposé au risque de prédation neuf mois sur douze. Le pâturage en zones boisées devient risqué.
«C'est en dehors des périodes d'estive que mon troupeau est le plus exposé. Quand les transhumants sont partis, nous restons seuls sur le massif.» Patrick Ailhaut est installé à Esparron-la-Bâtie, dans le massif des Monges (Alpes-de-Haute-Provence). Il mène 400 brebis de race préalpine pour produire des agneaux de bergerie sous label (l'agneau de Sisteron). Le territoire pastoral qu'il utilise (entre 1.200 et 2.000 mètres d'altitude) se compose de prés et de parcours escarpés, de zones boisées et de crêtes enherbées. Les brebis sont conduites au pâturage, d'avril à décembre, et gardées en permanence par le père de Patrick. La première confrontation avec le prédateur a eu lieu au printemps de 1999, avant les attaques de décembre 2000 et 2001. «En 2000, nous avions jusqu'à quatre attaques par semaine. Ça devenait ingérable», témoigne Patrick Ailhaut. Pour s'adapter à cette situation nouvelle, Patrick a aménagé un parc de nuit doté d'une clôture électrique à huit fils de 1,80 mètre de hauteur. Hors saison d'estive, les animaux sont désormais rentrés plus tôt.
Un parc mais pas de chien
Patrick Ailhaut refuse pour le moment de se doter de chiens de protection. «Nous avons une piste de grande randonnée qui passe dans le village. Je ne veux pas avoir de problèmes avec les promeneurs.» Il a également reçu des aides-bergers, et des «écovolontaires», des bénévoles militant dans des associations de protection de la nature. «Cela se passe souvent bien, même si ça donne lieu à des discussions vives», confie Patrick. Caroline Bourda, l'une de ces bénévoles, est même restée sur l'exploitation en compagnie de Patrick. «Le loup est là, il faut bien "faire avec". Ce qui importe, c'est de prévenir les attaques et aider les éleveurs. C'est l'objet des chantiers "pastoralou" que nous mettons en place», témoigne Caroline. «Aujourd'hui, la pression est retombée, mais nous vivons dans un stress permanent. La menace de nouvelles attaques plane toujours», explique Patrick. L'adaptation de la conduite de son troupeau, face à la prédation s'est révélée efficace; mais au prix de contraintes (de main-d'oeuvre notamment) qui posent la question de l'avenir de l'exploitation lorsque le père de Patrick cessera de garder le troupeau.
«Loup des champs, loup des villes»: l'impossible dialogue«Le loup et l'agneau sur un même territoire, c'est le mariage entre la carpe et le lapin célébré par l'autruche.» A sa façon, Laurent Garde résume d'une formule souriante les délicates relations entre les deux espèces. Par son retour, le loup, semant le désordre dans les alpages, a envenimé les rapports entre les éleveurs et le reste de la société. «Depuis vingt ans que je travaille, je n'ai jamais assisté à une crise sociale aussi violente», témoigne cet écologue du Cerpam (Centre d'études et de réalisations pastorales Alpes-Méditerranée). Comment expliquer le caractère si conflictuel et si passionnel de ce phénomène? «On peut parler d'une véritable fracture entre le monde urbain et le monde rural quant à leur conception de la nature», poursuit-il. Selon Jean-Claude Duclos (1), ethnologue et anthropologue, «le loup, autrefois honni, a été réhabilité aux yeux de l'opinion publique sous l'influence de mouvements de protection de la nature. Animal soudainement doté de multiples vertus, il représente aujourd'hui une vision mythique de la nature à l'état brut à laquelle les citadins, dans leur grande majorité, adhèrent.» Pour le monde paysan, la nature est avant tout un espace façonné par l'homme et ses activités. Il en résulte un décalage irréductible entre ce loup que l'opinion publique imagine maître d'une nature ensauvagée et celui vécu par les éleveurs, victimes de ses prédations. «On met en balance un désir exprimé par la société et l'exercice d'un métier », déplore Laurent Garde. Pour Michel Meuret, écologue à l'Inra d'Avignon, «il y a le même rapport passionnel à l'animal de part et d'autre, le même désir de protéger l'animal, son animal. Aucune neutralité affective n'est possible.» Et les points de vue deviennent dès lors inconciliables entre les «pro-loups» et les «anti-loups». Les éleveurs d'ovins en montagne, desservis par des conditions naturelles et économiques défavorables, vivent douloureusement le retour de ce grand prédateur, synonyme pour eux de contraintes supplémentaires. Entre l'éradication totale du loup prônée par certains (politiquement et socialement inenvisageable) et sa protection intégrale souhaitée pas d'autres (qui remettrait en cause l'activité pastorale), une voie médiane reste à trouver. _____ (1) Jean-Claude Duclos, directeur du Musée dauphinois, a participé à la rédaction d'un ouvrage: «Le fait du loup: de la peur à la passion, le renversement d'une image». |
[summary id = "10022"]
Pour accéder à l'ensembles nos offres :