L’agriculture et le cinéma se sont rencontrés tardivement, au regard de l’histoire de cet art. Ce n’est, finalement, que vers les années 1970 que le personnage de l’agriculteur devient un sujet, si on met de côté le cow-boy du western qui, bien que vacher (traduction littérale de cow-boy), ne parle jamais d’élevage.

Cette absence traduit l’éloignement entre le monde agricole et les grandes révolutions du septième art. La « qualité française » du cinéma français d’après-guerre parle beaucoup plus du monde ouvrier que du monde rural, qui était pourtant l’ordinaire de beaucoup de spectateurs.

La Nouvelle vague des années 1960 qui promettait de balayer cette façon de faire, n’a finalement pas changé son rapport à la campagne, se concentrant sur les aventures des jeunes urbains. En 1968, Yves Robert, avec sa comédie Alexandre le Bienheureux, commence à mettre en scène un agriculteur, même si le récit s’inscrit plus dans les débats sur le travail qui prévalaient à cette époque.

Incarner des crises

C’est d’ailleurs une des constantes du personnage de l’agriculteur dans la fiction française : incarner des crises de la société. « Le court-métrage Cochon qui s’en dédit (1979) de Jean-Louis Le Tacon constitue une étape primordiale de la représentation de l’agriculture au cinéma que l’on retrouve dans les productions récentes », explique Quentin Mathieu, économiste qui collabore à la revue annuelle Démeter.

Le film dresse le portrait de Maxime, éleveur breton d’un millier de porcs, qui fait face à l’isolement, l’endettement et la déshumanisation d’un système qui le broie. Pour la première fois, l’objectif capte le basculement brutal d’un héritage traditionnel de l’entre-deux-guerres à une modernisation accélérée à la fin des Trente Glorieuses.

Sur le tournage du film Le meunier hurlant de Yann Le Quellec. (©  Occitanie films)

Il est étonnant de constater que le résumé de cette histoire colle bien avec d’autres films à succès plus récents : Petit paysan (2017) d’Hubert Charuel, Au nom de la terre (2019) d’Édouard Bergeon ou La terre des hommes (2020) de Naël Marandin. Là aussi, le personnage de l’agriculteur/trice et celui d’un esclave de son exploitation en lutte contre le reste de la société. Même dans une comédie comme Roxane (2019) de Mélanie Auffret, l’éleveur trouve sa motivation dans le combat contre l’agro-industrie.

Retour à la terre

Une autre tendance de l’agriculture dans la fiction se déploie depuis les années 1970 : celle du paysan comme symbole du retour à la terre, de la vérité naturelle, des paysages sereins. La Soupe aux choux (1981) de Jean Girault, Le Bonheur est dans le pré (1995) d’Étienne Chatiliez ou Les Enfants du marais (1999) de Jean Becker, parmi les plus célèbres, ont pour point commun de présenter un monde rural simple, un peu bourru mais attachant.

Peu importe que ces personnages traduisent si mal la diversité du monde agricole réel au moment de leur tournage. Du côté du documentaire, la trilogie Profils paysans (2001, 2005, 2008) de Raymond Depardon, bien que parlant d’un passé en déclin, arrive mieux à capter les finesses de cette transformation.

Plus récemment, ces racines rurales prennent la forme de personnages qui « reviennent à la terre » dans Ce qui nous lie (2017) de Cédric Klapisch ou Revenir (2019) de Jessica Palud.

Au fur et à mesure de l’émergence d’une sorte de genre du film rural, le personnage de l’agriculteur devient un archétype qui vit dans un monde « charmant et authentique peuplé d’individus simples, mais aussi hostile et rugueux, où les drames et la mort frappent les animaux, les femmes et les hommes », comme le résume Quentin Mathieu. « L’agriculteur à l’écran devient la figure sacrificielle par excellence », confirme la chercheuse en histoire du cinéma Isabelle Marinonne dans un numéro des Cahiers français publié en 2023.

Trajectoires de vie

Au milieu des années 2020, les productions cinématographiques sont trop rares pour savoir si ce genre restera figé. Mais la série télévisée Déter, diffusée jusqu’au 17 juillet 2024 par France TV, dessine une autre voie. La série se passe bien dans le monde agricole mais les personnages n’en sont pas ses archétypes. Ils sont des adolescents tardifs qui ont des problèmes d’adolescents comme il se doit dans ce genre de productions. Le monde agricole qui y est décrit est crédible mais il n’est pas un sujet en soi.

« Nous voulions montrer une jeunesse rurale contemporaine, rarement vue à l’écran. Nous avons fait des rencontres dans plusieurs lycées agricoles. Elles nous ont montré à quel point la réalité est loin des nombreux clichés que subit le monde agricole. La série et ses personnages seront résolument modernes et contemporains, attachants avec des trajectoires de vie subtiles et des intrigues prenantes », expliquent les deux producteurs de Déter, Augustin Bernard et Toma de Matteis.

Les projections en plein air rapprochent le cinéma du public rural même si le nombre de salles dans ses zones s'est fortement réduit. (©  Cin'étoiles)

Toutefois, les succès critiques ou populaires que sont devenus Petit paysan ou Au nom de la terre marquent une rupture, selon Quentin Mathieu : « Deux réalisateurs directement issus du monde rural portent leurs regards sur l’agriculture. Le changement de polarité est majeur puisque ce n’est plus la ville qui porte sa caméra dans les campagnes mais la ruralité qui vient projeter sa réalité sur les écrans des villes. »

Acteurs de la communication

La forte actualité agricole des manifestations de l’hiver 2023-2024 pourrait relancer l’intérêt des scénaristes pour les questions paysannes. Faut-il donc s’attendre à une nouvelle vague d’archétypes d’agriculteurs en lutte ? Pas forcément, parce que le monde agricole lui-même ne se contente plus d’être filmé. Il veut devenir acteur de sa communication.

La période de l’agribashing, vers 2018, a réveillé sa volonté d’agir. « La dénonciation de l’agribashing devient alors, au sein de la sphère agricole, l’élément fédérateur d’une recherche de sens », peut-on lire en 2024 dans un document de travail du Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture.

Deux films documentaires très récents marquent un jalon dans cette idée que le cinéma sur l’agriculture n’est pas passif et peut, au contraire, enclencher un débat de société depuis le point de vue agricole : La Ferme des Bertrand (2023) de Gilles Perret et Les Croquantes (2022) de Tesslye Lopez et Isabelle Mandin.

Ce dernier documentaire part d’un groupe de dix agricultrices de la Loire-Atlantique qui parlent de leur manque de reconnaissance dans le milieu agricole. Les deux réalisatrices arrivent au milieu de la préparation d’une pièce de théâtre sur cette question. Les agricultrices avaient donc déjà verbalisé leurs questionnements mais le film va faire bouger les choses.

Après le tournage, la première projection se fait dans un cercle restreint avec les agricultrices, l’équipe de production et le Civam 44 qui accompagne le groupe. « Nous avons pris un point de vue féministe. Les agricultrices ne s’attendaient pas à ce qu’il soit si fort. Le débat s’est engagé après la projection. Elles l’ont validé et en sont devenues les ambassadrices pendant la tournée qui a suivi », raconte Tesslye Lopez.

Du collectif et de la joie

La première projection publique au cinéma Katorza à Nantes s’est finie sur un tonnerre d’applaudissements. « Les agricultrices ont su dès lors que ce serait le début d’une aventure où il y aurait du collectif et de la joie. C’est ce qu’on voulait faire, un film joyeux, lumineux sans enterrer les problèmes », résume Isabelle Mandin. Durant la tournée, des femmes venaient témoigner qu’elles se servaient du film pour montrer ce qu’elles n’arrivaient pas à dire dans leur famille. Depuis la sortie du film, une vingtaine de groupes de femmes similaires ont été créé en France.