Pourquoi avez-vous choisi de filmer une famille agricole ?

« Dans mes documentaires, je veux rendre visible les personnes invisibles. J’ai ainsi coréalisé en 2019 avec François Ruffin « J’veux du soleil » sur les gilets jaunes. Et en 2021, nous avons sorti « Debout les femmes ! » révélant la précarité d’auxiliaires de vie sociale, d’accompagnants de d’élèves en situation de handicap, de femmes de ménage, etc. »

« Pour La ferme des Bertrand, je suis allé voir mes plus proches voisins, éleveurs à Mieussy en Haute-Savoie, qui produisent du lait pour la fabrication de reblochon depuis plusieurs générations. En 1997, j’avais tourné avec eux « Trois frères pour une vie », alors que Joseph, André et Jean, tous trois célibataires, étaient en train de transmettre la ferme à leur neveu Patrick et sa femme Hélène. »

« 25 ans plus tard, j’ai repris ma caméra pour suivre cette dernière qui va passer la main. J’aime bien partir du témoignage singulier pour arriver au global, et pourquoi pas à l’universel. À travers l’histoire de mes voisins, je raconte l’histoire du monde et de notre société. »

Lors des avant-premières, qu’est-ce qui vous a marqué ?

« Avec Marion, co-autrice, nous nous sommes rendus dans 117 villes. Lors des débats, des gens découvraient qu’on peut vivre du métier d’agriculteur. Le public est habitué à ce qu’on lui montre des suicides d’agriculteurs ou un retour à la terre. Mon documentaire bouscule car il met à l’écran une ferme de taille moyenne qui représente en nombre environ 80 % des exploitations françaises et qu’on ne voit pas habituellement au cinéma ou à la télévision. »

« C’est un élevage qui fonctionne bien notamment grâce à l’AOP reblochon. Les premières images montrent le robot de traite qui va remplacer Hélène. J’ai voulu signaler d’emblée que nous étions en présence d’une agriculture contemporaine, située dans une logique de marché. »

Vous avez recueilli des confidences bouleversantes, comment l’expliquez-vous ?

« Je connais les Bertrand depuis que je suis né. Leur maison est à moins de 100 mètres de chez moi. Tout gamin, j’étais avec eux sur les tracteurs. J’aime présenter des personnes qui ont du relief. Quand on leur donne du temps, les Bertrand développent un discours et une philosophie de l’existence. Il émane d’eux une intelligence et une honnêteté par rapport à leur vie qui est remarquable. »

Avez-vous cherché à défendre une vision de l’agriculture ?

« Non, d’ailleurs des agriculteurs de tous les syndicats apprécient ce film. Je n’ai pas souhaité de clivage. J’ai voulu avant tout que les premiers concernés s’y retrouvent et soient fiers de se voir à l’écran, qu’ils ne soient ni adulés, ni ridiculisés. Ce film a pour but de permettre aux citadins de mieux appréhender le monde paysan. Je veux amener à plus de communication entre agriculteurs et consommateurs. »

« On voit que les Bertrand subissent l’impact du réchauffement climatique, particulièrement visible en zone de montagne. Dans cette ferme productrice de reblochon, le lait est payé deux fois plus qu’en Bretagne. Si cette exploitation avait été soumise à la libre concurrence, elle aurait disparu et le territoire serait en friche. Il y a des choix politiques à faire pour que le consommateur bénéfice de produits de qualité. »

« Il va aussi falloir choisir entre l’immobilier, l’énergie ou l’alimentation. J’ai aussi voulu redonner de la dignité aux personnes qui travaillent. En agriculture, c’est le labeur des générations précédentes qui permet à celle d’aujourd’hui de vivre. La bonne santé de la ferme est due au travail des aînés. On n’est pas dans le monde des start-ups et de ce qui brille. Ce métier s’inscrit dans un temps long. »