Éleveur à Saint-Aubin-en-Bray (Oise), Vincent Verschuere a reçu le 7 décembre 2023 le verdict qu’il redoutait de la Cour de cassation : il devra dédommager ses voisins qui se plaignaient du bruit et de l’odeur de son bâtiment d’élevage construit en 2010. Les possibilités de recours sont maintenant closes. Pour l’agriculteur, c’est désormais l’emprunt pour pouvoir payer. Puis, ce sera le coût des travaux que lui imposera le tribunal de grande instance de Beauvais en 2024.

Trois jours avant ce verdict, les députés votaient à la majorité absolue une proposition de loi de la députée du Morbihan, Nicole Le Peih (Renaissance). Très court et technique, ce texte voulait inscrire dans le code civil la protection des activités économiques en milieu rural. « Celui qui choisit de s’installer à proximité d’un lieu bruyant, odorant, ne pourra pas se plaindre d’un trouble anormal de voisinage alors même que la nuisance était présente au moment de son installation », expliquait le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, en ouverture des discussions dans l’Hémicycle le 4 décembre 2023. « Bravo ! Une belle avancée très attendue par le milieu agricole », a réagi immédiatement sur X (ex-Twitter) Vincent Verschuere, concerné au premier chef.

Code civil

Les affaires de troubles de voisinage se succèdent dans l’actualité. Dans le Vaucluse, la même semaine, un agriculteur s’est vu condamné à payer plus de 100 000 euros à son voisin, propriétaire de gîtes de haut de gamme, parce que l’entreposage de ses matériels agricoles crée une pollution visuelle. Dans le Nord, le 2 décembre 2023, un agriculteur a été passé à tabac au motif que son tracteur gênait la circulation. « Nous avons entre 400 et 500 litiges concernant les conflits entre les néoruraux et les agriculteurs », avance Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, dans un entretien au Figaro du 8 décembre 2023.

Si on ne pose pas les règles de droit dans nos territoires ruraux, les agriculteurs vont jouer à un contre onze.

Le nouveau texte définit le trouble anormal de voisinage : un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage. On pourrait souffler : enfin ! Puisque le trouble de voisinage est une notion utilisée en justice mais qui n’a jamais reçu de définition dans le code civil, résultant d’une longue histoire de jurisprudences depuis le XIXe siècle. « Si on ne pose pas les règles de droit dans nos territoires ruraux, les agriculteurs vont jouer à un contre onze », résume Timothée Dufour, l’avocat de Vincent Verschuere. Cette précision du code civil avait été promise par Éric Dupond-Moretti lors de sa visite au Salon de l’agriculture, le 3 mars 2023.

Développement

Cette incertitude déposée dans les mains des juges créait une insécurité pour les agriculteurs, jamais à l’abri d’une attaque d’un voisin et angoissés par l’attente du verdict. La condamnation de Vincent Verschuere lui impose une somme astronomique (106 000 euros), mettant en péril l’existence même de son exploitation.

Pour autant, cette rédaction s’est aussi attiré des critiques. La députée Sandrine Rousseau (Écologistes) ou le député Ugo Bernarlicis (LFI) expriment leur crainte de la voir devenir « un droit à polluer », rendant inattaquables « des outils industriels ou agricoles polluants ». Le député de la Lozère, Pierre Morel-À-L’Huissier (Liot), précise que ce texte n’a pas pour vocation de bloquer les plaintes puisque l’activité économique doit toujours respecter les règles générales du droit. Mais il admet volontiers que la rédaction finale de la loi devra être très précise pour éviter ces dérives.

Car désormais, cette proposition de loi doit passer devant les sénateurs. La FNSEA, satisfaite de la première lecture, aimerait aller plus loin : « Le texte ne couvre pas les évolutions des exploitations agricoles, comme la mise aux normes. Une telle loi ne peut pas faire l’impasse sur des dispositions accompagnant le développement des activités agricoles sur les territoires », explique Luc Smessaert, agriculteur dans l’Oise et vice-président de la FNSEA.

Médiation

En attendant, il n’empêche que des agriculteurs sont empêtrés dans des procès. Dans ces cas-là, les juristes conseillent toujours de tenter une conciliation avant de passer devant le juge. Mais ça ne fonctionne pas toujours. Vincent Verschuere, accompagné de la FDSEA et de la chambre d’agriculture, avait tenté une première discussion. En vain. Dans une autre affaire, un éleveur des Yvelines, Fabien Le Coïdic, s’était fait épauler par la mairie après avoir été attaqué par ses voisins. En vain, là encore.

L’expert peut être demandé par n’importe quelle partie ou par le juge lui-même.

Avocate en droit rural dans le Finistère, Marie-Thérèse Miossec conseille dans ces cas de toujours demander une expertise technique. L’expert peut être demandé par n’importe quelle partie ou par le juge lui-même. « L’avantage de l’expertise, c’est qu’elle conduit à se rendre sur place. Cette rencontre permet parfois de calmer les invectives et de déplacer le débat sur un terrain pratique », témoigne Marie-Thérèse Miossec.

Parfois, la médiation peut venir avant le procès. Les agriculteurs de la Dordogne se sont dotés d’un moyen de prévention des conflits de voisinage. Depuis 2015, renforcée avec un salarié permanent depuis 2020, une association, Aparu24, réalise la médiation sociale entre les exploitants et leurs voisins. « Le tribunal devient le dernier recours après la médiation », explique Fabien Joffre, agriculteur à Nailhac et président de cette association. Souvent sollicité par un agriculteur, le permanent, éventuellement appuyé par un avocat spécialisé en droit rural, fait se rencontrer sur place les parties pour envisager les solutions techniques.

Dans le Finistère, c’est le tribunal qui a mis en place massivement des acteurs de la médiation sous la forme d’une quarantaine de conciliateurs juridiques, dont certains spécialisés dans le monde rural. À l’Assemblée nationale, le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, a salué cette expérience et s’est déclaré favorable à son extension à toute la France.

Patrimoine sensoriel

Une précédente loi, portée Pierre Morel-À-L’Huissier, s’était aussi penchée sur la cohabitation des populations dans les espaces ruraux. Vincent Verschuere et son avocat, Timothée Dufour, s’étaient appuyés dessus pour se pourvoir en cassation : « Nous voulions sensibiliser sur l’impact d’une plainte qui remet en cause le patrimoine sensoriel des campagnes. » C’était ce patrimoine que la loi du 29 juillet 2021 devait protéger. Mais en pratique, la mise en œuvre de cette loi avance timidement, baladée entre les ministères et soumis à la volonté des régions.

Finalement, Vincent Verschuere, bien que déçu, ne s’arrête pas à sa seule condamnation et voit bien que celle-ci n’est qu’une étape dans un chemin plus long vers la reconnaissance des spécificités du monde rural : « Cette proposition de loi ne me servira malheureusement plus mais, malgré moi, mon procès pour trouble de voisinage est devenu un symbole. »