Une Europe à 30, 33 ou 36 ? Les possibles élargissements de l’Union européenne dans un futur plus ou moins proche interrogent sur l’avenir de la Pac. Pour tenter d’y voir plus clair, la commission aux affaires européennes du Sénat a convié deux spécialistes de la question le 7 mai 2025 pour une table-ronde au palais du Luxembourg. La liste des candidats à l’entrée est fournie. Moldavie, Géorgie, Turquie, Serbie, Monténégro, Macédoine du Nord, Albanie, Bosnie-Herzégovine, voire Kosovo sont à des stades plus ou moins avancés. Mais le pays qui fait le plus parler reste l’Ukraine.
La chercheuse Élise Régnier, de l’Iddri (1), s’est justement penchée sur le sujet dans une étude publiée en 2024 intitulée « Le secteur agricole ukrainien : présentation et enjeux à l’aune d’un éventuel élargissement de l’Union européenne ». Pour elle, la puissance agricole de ce pays est indissociable de la réflexion générale sur une éventuelle adhésion. « L’Ukraine pourrait toucher entre 10 et 12 milliards d’euros chaque année. C’est un cinquième (20 %) du budget de la Pac. C’est énorme ! » souligne-t-elle.
Face à ce constat, plusieurs orientations peuvent être prises selon elle. « Soit, nous baissons le budget de la Pac reçu par les 27 États membres actuels, ce qui est politiquement très compliqué, ou nous baissons le budget de la Pac que devrait recevoir l’Ukraine », propose-t-elle.
Ce n’est pas tout. « Nous pouvons aussi envisager une baisse provisoire via des clauses de transition, mettre en place des phasings de 10 ans, ce qui ne ferait que retarder la question budgétaire ou une baisse plus pérenne qui demanderait alors d’inventer des nouvelles règles spécifiques pour l’Ukraine », liste-t-elle.
Envisager un plafond ?
Eulalia Rubio, chercheuse à l’Institut Jacques Delors, s’est concentrée dans son étude dévoilée au début de janvier 2025, sur l’aspect plus général du budget de l’Union européenne. Et sur ce thème, elle tranche : « Estimer le coût budgétaire de l’élargissement, ce n’est pas du tout facile en fait. Et parfois, dans le débat actuel, ça semble être une chose presque automatique. »
Reste qu’entre les deux postes de dépense européens phares, politique agricole commune et cohésion (le fonds de redistribution pour les pays les plus pauvres de l’Union), il y a une différence majeure. « L’impact d’un élargissement pour la Pac ou pour la politique de cohésion n’a rien à voir », insiste-t-elle. « Les règles d’éligibilité sont très différentes. Sur la cohésion, il y a un plafond du montant qu’un État peut recevoir par rapport à son PIB. Et le PIB de l’Ukraine, c’est moins de la moitié de celui de la Roumanie. »
Pour la politique agricole commune en revanche, c’est une autre histoire. « Il n’y a pas de limite aux montants qu’un État peut recevoir donc théoriquement si nous ne baissons pas le montant par hectare, ils recevront beaucoup plus d’argent, estime-t-elle. C’est irréaliste d’imaginer que dans un élargissement futur, on ne fixe pas un plafond à la Pac. »
Des interrogations sur les flux
L’ouverture des frontières européennes aux produits de l’Ukraine a créé des tensions ces dernières années et s’ajoute aux inquiétudes face à une éventuelle adhésion. « Il y a une tension, constate Élise Régnier. Nous sommes à la fois très dépendants des importations ukrainiennes de protéines végétales pour nourrir le cheptel et en même temps l’Ukraine présente une compétition assez forte pour les céréaliers en France ou en Pologne mais aussi en volaille et betteraves. Sachant que tout cela est déjà d’actualité. »
Mais cette ouverture des frontières s’est faite dans un contexte particulier, nuance-t-elle. « Il ne faut pas non plus oublier que l’Ukraine s’est mise à exporter davantage en Europe car elle n’avait plus accès à ses autres marchés. Il faudra aussi regarder comment les choses évoluent. » Élise Régnier insiste toutefois sur la nécessité d’accompagner les agriculteurs européens et ukrainiens, tout en envisageant une certaine régulation.
Sur la question des normes de production en Ukraine, la chercheuse voit la reconstruction du pays à venir, comme l'occasion de l'aider à se mettre à niveau. « Les besoins de reconstruction du système agricole ukrainien sont estimés à 56 milliards d’euros sur dix ans. Il faut se saisir de cette opportunité pour que cela se fasse aux normes européennes et que l’Ukraine soit accompagnée. Si l’Union européenne est sérieuse dans son processus d’élargissement, elle peut avoir un rôle pivot. »
(1) Institut du développement durable et des relations internationales.