Comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, vous utilisez très certainement déjà l’intelligence artificielle (IA) sur votre exploitation et vous n’en avez peut-être pas conscience. En effet, selon une enquête réalisée par ADQuation auprès de 572 exploitations représentatives de la Ferme France en 2025, 15 % seulement disent recourir à des outils fondés sur l’IA. Ce chiffre est très probablement fortement sous-estimé tant l’IA est présente dans tous les domaines de votre activité, de la station météo au robot de traite en passant par la gestion des factures et le réglage des machines les plus sophistiquées. Toutefois, près des deux tiers des exploitants sondés pensant que l’IA va changer les pratiques agricoles dans les cinq prochaines années.

Reproduire le fonctionnement du cerveau

Yann Le Cun, chercheur au CNRS et directeur scientifique de l’IA de Meta, définit l’intelligence artificielle comme l’« ensemble de techniques permettant à des machines d’accomplir des tâches et de résoudre des problèmes normalement réservés aux humains et à certains animaux ». Si la notion d’IA est apparue dans les années 50, elle ne se développe réellement que depuis les années 90, grâce à l’augmentation de la puissance de calcul des ordinateurs, la hausse de la capacité de stockage et la numérisation des images et des vidéos. Pour Nathalie Toulon, ingénieur cheffe de projet de la chaire Agrotic à Bordeaux Sciences Agro, « dans les années 80, les systèmes experts correspondaient à une approche basée sur la capacité à reproduire un raisonnement logique. Ces programmes permettaient de répondre à des questions ou problèmes dans un domaine très spécifique, où la machine servait à mettre en œuvre des règles logiques décrites par des experts humains et implémentées dans des bases de connaissance. Ce type d’approche est encore assez proche de l’informatique classique où il faut identifier à l’avance toutes les informations à fournir au système. Elle peut vite être limitée pour des cas complexes où de multiples paramètres doivent être pris en compte ». L’approche actuelle de l’IA consiste plutôt à s’inspirer du fonctionnement du cerveau, en particulier de sa façon d’appréhender son environnement changeant. Il s’agit du Machine Learning

La machine apprend toute seule

Cette branche de l’IA consiste à donner à la machine la capacité d’apprendre par elle-même, sans que l’humain ne soit obligé de lui écrire toutes les règles. Comme avec l’IA de base, il faut fournir les données d’entrée ainsi que des données d’entraînement et des critères de mesure des performances. La machine travaille ensuite sur un algorithme d’apprentissage à partir des données d’entraînement. Elle peut alors générer, tester et optimiser son propre algorithme et enfin le généraliser et le mettre à jour à partir des données d’entrée. L’apprentissage peut se faire de trois façons : supervisé, non supervisé ou par renforcement. Le premier est l’apprentissage par l’exemple. Par exemple, si le système doit apprendre à reconnaître des vulpins, les développeurs lui fournissent un jeu d’images avec cette adventice et le nom « vulpin ». Plus élaboré, l’apprentissage non supervisé est basé sur l’exploration. Les données d’entrée sont fournies mais l’IA doit chercher à identifier le vulpin en recherchant ses caractéristiques particulières. Enfin, l’apprentissage par renforcement oblige la machine à apprendre selon le principe du cause à effet. À force d’essais et de réactions de la part des développeurs, la machine apprend quel résultat est le bon et elle reçoit une « récompense », en général sous la forme d’un score. C’est ce dispositif qui peut mener l’IA à « mentir » ou à halluciner car un résultat erroné est mieux noté qu’une absence de réponse. Pour les applications agricoles, l’apprentissage supervisé est de loin le plus utilisé.

Un réseau de neurones

Pour aller encore plus loin, il est possible de recourir à une sous-catégorie du Machine Learning appelée Deep Learning (apprentissage profond). Dans son étude sur le Deep Learning et l’agriculture, la Chaire AgroTIC définit cette catégorie d’IA comme « un ensemble d’outils et de méthodes d’apprentissage automatique basés sur l’utilisation avancée de réseaux de neurones. On utilise les mots deep ou profond en référence au nombre de couches de neurones qui constituent ces réseaux : plus le nombre de couches est grand plus le réseau est profond et plus il permet de traiter des problèmes complexes ». Le Deep Learning est capable de traiter des problèmes complexes mais contrairement aux modèles statistiques classiques, l’IA obtient une solution sans connaître ou comprendre les mécaniques mises en jeu. Elle est en outre capable de gérer des bases de données énormes et issues de diverses sources hétérogènes. Il n’est ainsi pas nécessaire d’homogénéiser les données pour nourrir l’IA basée sur le Deep Learning. Cette solution convient donc parfaitement à la réalité agricole et au travail sur le vivant, où de nombreux facteurs influencent le résultat.

L'identfication en temps réel des adventices demande fait appel à l'apprentissage profond Deep Learning. (© Kuhn)

Disposer de données de qualité

Les applications agricoles les plus avancées sont liées à l’analyse d’images. Dans le secteur des cultures, le Deep Learning est déjà utilisé pour l’identification des plantes, l’estimation de la maturité des fruits ou encore le calibrage de la récolte. En élevage, l’application la plus avancée du Deep Learning concerne l’identification des animaux à partir de leurs tâches ou de la reconnaissance faciale. C’est également la solution retenue pour l’analyse prédictive du comportement et de l’état sanitaire du troupeau. Quelle que soit l’application, l’IA doit être alimentée avec une grande quantité d’images en haute résolution. De la qualité de ces données d’apprentissage dépend la fiabilité du résultat. La limite du dispositif est la nécessité d’annoter toutes les images afin que la machine puisse effectuer un apprentissage supervisé. Cette tâche complexe réalisée par des spécialistes est coûteuse et chronophage. Ce n’est donc pas la technologie et les algorithmes qui sont limitants à ce jour mais bien les données nécessaires à l’apprentissage, d’où les appels répétés des différents acteurs du secteur pour la mutualisation des données afin d’alimenter les IA. L’autre frein est la puissance de calcul nécessaire au Deep Learning, qui n’est pas toujours compatible avec les réalités de l’agriculture, notamment le travail dans les parcelles quand il est nécessaire d’obtenir un résultat en temps réel (par exemple pour la pulvérisation ciblée). Dans ce cas, le traitement des données en local, sur l’ordinateur de bord du tracteur, peut devenir impossible. Ainsi, certains calculs pour le réglage des distributeurs d’engrais sont désormais réalisés dans le cloud, sur des serveurs à distance. Il faut néanmoins s’assurer que la parcelle ne se trouve pas en zone blanche.

Une aide gratuite

Le serveur à distance est la solution retenue pour les IA génératives. En moins de deux ans, des IA telles que Chat GPT ou CoPilot se sont fortement démocratisées et ont colonisé les smartphones. L’IA générative est une application du Deep Learning utilisée pour créer des textes, des images et des vidéos. La majorité des versions de base sont gratuites et pour la jeune génération, elles remplacent déjà les moteurs de recherche comme Google. Mais contrairement à ces derniers, la majorité des IA génératives ne citent pas leurs sources. Elles progressent très rapidement et les nombreuses hallucinations (réponses fausses ou résultats absurdes) ont fortement diminué ces derniers mois. Alors qu’au début de l'année 2025, ChatGPT fournissait la recette de l’omelette aux œufs de chèvre sans en saisir l’absurdité, il informe désormais que les mammifères ne pondent pas d’œufs et propose en alternative la recette avec des œufs de poules. Force est de constater que même la version gratuite de Chat GPT fournit des réponses détaillées à des questions techniques agricoles. Ainsi, parce qu’elle s’alimente dans les manuels techniques des constructeurs, l’IA est capable de répondre à des interrogations sur le réglage et l’entretien des machines. On peut imaginer que dans quelques années, l’IA sera capable de diagnostiquer une panne plus rapidement qu’un mécanicien chevronné.

Pour Guillaume Dufaye, responsable de l’IA chez Dubrulle-Downs, « cette technologie va faire disparaître un grand nombre de métiers d’ici 10 à 20 ans. De comptable à radiologue en passant par développeur informatique, tous pourront être remplacés par l’IA, plus rapide et plus fiable. Pourtant cette technologie n’est pas non plus sans risque puisque nous avons rencontré des cas où la machine apprenait des comportements de pirates informatiques et se mettait à rançonner l’entreprise pour lui redonner l’accès à ses propres données ». Face aux promesses infinies de l’IA, il convient donc de conserver son esprit critique et surtout son savoir-faire.