Elle est essentielle à l’activité agricole et viticole, convoitée pour le logement, les loisirs ou la production d’énergie, et disparaît sous le béton au rythme affolant d’un département tous les cinq à six ans (1)… Tel un gâteau à partager, qui s’amenuiserait au fil des ans, la terre est l’objet d’appétits aiguisés. Et pour s’en tailler une part, le candidat à l’installation, surtout s’il est « hors cadre » comme un tiers des jeunes installés, n’est pas toujours le mieux armé.

Installation coûteuse

Le coût d’une installation ou reprise d’exploitation, les difficultés d’accès au financement, la course aux supposées économies d’échelle, la lassitude des cédants sans successeurs, la pression du voisinage… : autant de raisons pour privilégier un agrandissement plutôt qu’une installation dès qu’un bout de terrain se libère. Beaucoup de porteurs de projets se sont heurtés à la frilosité des banques. Même pour s’installer sur de petites surfaces avec des investissements modérés : à la recherche d’une valorisation maximale, leurs dossiers sont souvent atypiques. « On manque de référentiels techniques et économiques pour analyser la viabilité de projets alternatifs », se justifie un cadre du Crédit agricole. Il est moins risqué de prêter à un agriculteur en place souhaitant acquérir quelques hectares de plus. L’accès à un simple bail peut se heurter aux mêmes difficultés, lorsque la pratique du pas-de-porte favorise le repreneur qui a le plus de moyens.

L’intervention d’un investisseur externe pour porter le foncier permet d’alléger le coût d’une installation. Certains sont sans but lucratif, tels que les entreprises de l’économie sociale et solidaire ou les collectivités. D’autres ont une motivation industrielle : « De plus en plus de coopératives interviennent sur le marché foncier pour sécuriser leur approvisionnement, et ce dans toutes les filières », confirme le président de la FNSafer Emmanuel Hyest. D’autres sont des particuliers à la recherche d’un placement sûr et rentable, le rendement du foncier restant globalement supérieur à celui d’un livret A ou d’une assurance vie. Si leur engouement pour la terre soulage l’exploitant du poids du foncier, il est à double tranchant : les investisseurs sont accusés de maintenir un prix de la terre élevé même lorsque la rentabilité de l’activité agricole baisse.

Formes sociétaires

Le développement des formes sociétaires est une autre réponse à l’accroissement du capital des exploitations (foncier et capital d’exploitation). Les analyses publiées par la FNSafer le soulignent : l’activité des sociétés sur le marché foncier croît de façon exponentielle. Le nombre d’acquisitions réalisées par des sociétés de portage foncier a été multiplié par 5,1 sur le marché des terres et 3,2 sur celui des vignes entre 1991 et 2017. Celles réalisées par des sociétés d’exploitation ont plus que quadruplé. Et elles ont des moyens financiers conséquents : le lot moyen acquis par une SCEA était, en 2017, près de deux fois plus grand et 7,6 fois plus coûteux que celui acquis par un agriculteur individuel.

Concentration

Ainsi s’accélère la concentration des terres. D’ailleurs, « ce ne sont plus des exploitations non viables qui sont reprises par d’autres pour s’adapter au besoin de compétitivité de l’agriculture, note Emmanuel Hyest. Aujourd’hui, de grosses exploitations modernisées qui pourraient bénéficier à une installation sont agglomérées à celles d’exploitants déjà en place. » Ceci dans une certaine opacité : plusieurs déclarations Pac peuvent cacher un même exploitant. Une étude de 2016 de la Safer de Haute-Normandie, portant sur 193 grandes exploitations, l’illustre : sur cet échantillon, 48 pouvaient être regroupées en 19 « unités de production », constituées chacune de deux, trois voire quatre exploitations.

Constat d’impuissance

Autre phénomène en expansion, la délégation totale de travaux conduit à sous-évaluer la concentration des terres. Des milliers d’hectares officiellement mis en valeur par différentes exploitations se retrouvent gérés de A à Z par une même ETA. « Faire faire coûte parfois moins cher que faire soi-même, note le chercheur François Purseigle, qui a étudié les firmes agricoles. Certains exploitants préfèrent se contenter de toucher les DPB et laisser l’ETA trouver elle-même sa rentabilité. » Selon lui, 12 % des exploitations françaises de grandes cultures sous-traitaient déjà toute leur gestion en 2010. Le chiffre a certainement augmenté depuis. La FNSafer voit d’ailleurs se développer « l’achat de terres par des investisseurs non agricoles qui les font exploiter à façon ».

Cette concentration des exploitations inquiète Emmanuel Hyest. « Elle gêne le renouvellement des générations et entraîne une simplification des systèmes de production, qui se traduit par une perte de biodiversité et de valeur ajoutée pour la ferme France. » Il se désole aussi de la perte de vitalité des territoires ruraux : « Quand plusieurs exploitations sont agglomérées, les terres restent cultivées, mais un seul corps de ferme est habité et des villages se retrouvent sans agriculteurs. »

Aujourd’hui où l’acquisition et la location ne sont plus les seules formes d’accès au foncier, les Safer font le constat de leur impuissance. « On a besoin d’une régulation subtile et efficace sur tous les modes d’accès au foncier, notamment la cession de parts sociales et le travail à façon », insiste le président de la FNSafer. Qui admet que le contrôle n’est pas le seul outil pertinent : outils fiscaux, définition du statut de l’agriculteur… Le chantier de réflexion est lancé.

(1) Entre 50 000 et 60 000 ha artificialisés par an.