« La réalisatrice, Nathalie Lay, est venue pour la première fois chez moi le lendemain de l’autorisation de l’expérimentation des abattoirs mobiles à l’assemblée en avril dernier », se souvient Emilie Jeannin. Un vote, que l’éleveuse de charolaises de la Côte-d’Or attendait avec impatience.
Le courant est tout de suite passé entre les deux femmes. Les quatre jours de tournage et les quelques mois de montage ont été financés par du crowd-funding (financement participatif), mais également par les magasins Satoriz, la brasserie Saint-Laurent, avec le soutien d’associations comme l’Afaad, et Quand l’abattoir vient à la ferme.
En libre accès sur Youtube, comme sur les autres les réseaux sociaux, ce court-métrage de 25 minutes permet aujourd’hui de faire connaître l’initiative d’Emilie pour abattre ses bêtes sur sa ferme, et surtout, de lever les derniers verrous à l’expérimentation de l’abattage mobile.
Rester proche de ses bêtes
Ce que le film permet de comprendre, c’est la complexité de la relation qui unit l’agriculteur à ses animaux, et qui, pour Emilie, justifie tous les efforts pour leur offrir une fin de vie différente. « Au lieu de transporter les bêtes comme des caisses à savon, l’éleveur pourra accompagner ses bêtes jusqu’à la fin », explique-t-elle à la caméra.
On comprendra, au cours du film, comment ce projet original est le résultat de diverses influences chez l’éleveuse. Il y a celle de son père, engagé dès les années 1990 en faveur de la phytothérapie et de l’aromathérapie, celle de ses collègues au sein de la Confédération paysanne, mais aussi celle, plus intime, qui résulte de son lien avec son troupeau.
Une relation qui, justement, la freine parfois dans son métier. « J’en arrivais à ne plus aller l’abattoir à certaines périodes, parce que j’en avais ras le bol. Une fois qu’on les décharge là-bas, on les perd », confie-t-elle. Le désir de faire mieux pour ses charolaises, c’est aujourd’hui ce qui la pousse à poursuivre ce projet d’abattoir mobile, qui a bien failli ne pas voir le jour.
Pressions dans la filière
« II y a eu des pressions sur nous, et nos partenaires, contre notre abattoir mobile », dénonce Emilie. Outre des e-mails au ton orageux, en mai dernier, Emilie aurait même entendu des représentants de l’interprofession déplorer d’avoir échoué à bloquer le vote concernant l’expérimentation, qui l’avait justement, elle, tant réjouie.
Une opposition qu’elle attribue à l’autonomie qu’apporte son projet aux éleveurs, face à des industriels de l’abattage. « Depuis 40 ans, on nous explique que les gros abattoirs sont plus équipés, et plus économes. Or, ce que montre notre projet, c’est que, même avec un coût d’abattage plus élevé, on peut conserver des prix rémunérateurs », martèle Emilie.
Besoin de solutions innovantes
« Il y a une crise de l’abattage de proximité », lance Emilie. La disparition des petits abattoirs, outre les évidents enjeux de bien-être animal, pose pour elle un problème économique. « En envoyant les bêtes à trois ou quatre heures de route, les éleveurs sont privés d’une partie de l’information. Il y a, par exemple, des saisies ou des sous-estimations des carcasses, qui dégradent les revenus ».
La concentration à l’œuvre dans le secteur serait même, d’après Emilie, accélérée par ses acteurs les plus puissants. À Autun, par exemple, là ou Emilie fait abattre ses bêtes, après 6 millions d’euros d’investissement, l’abattoir municipal est inadapté aux manœuvres des véhicules et à la mise à mort des animaux de grande taille. « L’abattoir a été mal conseillé dans les études, il y a eu des changements de direction au plus mauvais moment. C’est sûr que cet abattoir ferme avant la fin de l’année », regrette-t-elle.
Une histoire qui rappelle évidemment celles de Challans, Montdidier ou encore de Corbigny. « Et à Autun, comme ailleurs, un grand nom du secteur, SVA Jean Rozé, Socopa, ou Bigard, finira par proposer la reprise de l’outil pour un euro symbolique, en bénéficiant des investissements de la collectivité », déplore Emilie.
L’abattage mobile, nouvelle filière
« Nous avons créé une marque, le bœuf éthique, qui achètera les bêtes, les abattra, et les vendra », explique Emilie. D’après le business plan réalisé, le prix d’achat moyen à l’éleveur correspondra à l’indice de coûts de production établis dans le cadre des plans de filière. « Or, les distributeurs, avec lesquels nous négocions à l’interprofession, nous expliquent justement qu’on ne peut pas payer les éleveurs ce prix-là », sourit Emilie.
En direct d’#interbev, #Fcd c’est à dire #Carrefour, #SuperU and co bloquent toujours la publication des indicateurs #coûtprod, à 4,82€ /kg carcasse vache à #viande !
— Jeannin Emilie (@emilie_jeannin) April 30, 2019
C’est officiel, ce sont eux, les #GMS les grands vainqueurs de la loi #Egalim, Alors merci qui ? pic.twitter.com/P9JlrmB2vv
La viande du bœuf éthique serait vendue en région parisienne, dans les enseignes de centre-ville, des boucheries, et des restaurants. Environ 250 éleveurs ont déjà montré leur intérêt, le 1,6 million d’euros nécessaires ont été trouvés, seules manquent les autorisations. « Nous préparons les dossiers d’agrément, qui seront déposés auprès des services de mon département », confie Emilie.
L’abattoir devrait être en fonction d’ici le début de l’année prochaine. Le gouvernement, après quatre ans, tranchera sur le sort du bœuf éthique en fonction d’évaluations sur les aspects économiques sur le bien-être animal.
Finie, la boule au ventre
Les seuls problèmes rencontrés par Britt-Marie Steggs, l’éleveuse pionnière de l’abattoir mobile en Suède, seraient liés aux mouvements de certains équipements de l’abattoir, lors des déplacements. Pour le reste, l’expérience semble convaincante. « Quand je suis allée chez elle, j’étais juste devant l’entrée du camion, et les bêtes ont été abattues sans bruit, ni sans affolement. Tout se passait dans le calme », s’étonne Emilie Jeannin.
Une nouvelle sérénité dans sa relation avec ses bêtes, c’est ce que recherchait l’éleveuse, pour qui les journées d’abattoir, comme elle l’explique dans le film, sont toujours difficiles. Ces matins-là, elle se réveille tôt, avec une boule au ventre. « Je prépare mes bêtes, je leur explique la veille qu’elles vont partir. Mais ça n’enlève pas l’impression de les trahir », reconnaît Emilie.