En France, l’irrigation est en « croissance structurelle », estiment les auteurs d’un article publié dans la revue Sciences eaux & territoire. Ils fondent leur analyse sur le recensement agricole de 2020 et notent que « cette dynamique est perceptible sur plusieurs indicateurs ». D’une part, l’évolution de la surface irriguée (+ 15 % par rapport à 2010, à 1,8 million d’hectares) et d’autre part la surface équipée (+ 23 %), « variable moins dépendante de la conjoncture climatique ». L’irrigation se développe dans des régions déjà fortement équipées, mais aussi dans des zones peu concernées jusqu’alors (Hauts-de-France, Grand Est…).
Dans ce contexte se pose la question de la politique de l’offre, et plusieurs options sont sur la table : stockage, transfert de ressource entre bassins-versants, réutilisation des eaux usées traitées ou encore des eaux de drainage.
« Quels que soient les modèles que l’on regarde, dans tous les cas on a davantage d’eau en hiver et moins en été, pointe éric Frétillère, président d’Irrigants de France. Si l’on veut continuer à produire, le stockage fait partie des solutions. Ce ne sera pas la seule mais c’en est une importante. » Le syndicat, qui a déjà obtenu des ajustements réglementaires sur le sujet, appelle de ses voeux à aller plus loin pour favoriser l’installation de nouvelles unités. Il demande notamment qu’une expertise socio-économique soit rendue obligatoire dans les dossiers portés, au même titre que les études environnementales. L’objectif : que les décisions soient prises « au regard de tous les enjeux ».
Une « grande conférence sur l’eau »
Pour Nicolas Fortin, secrétaire national de la Confédération paysanne, « il faut adapter l’irrigation aux ressources dont on dispose ». S’il souligne que la pratique peut sécuriser des exploitations et contribuer à diversifier les cultures, il estime que la construction d’ouvrages encourage des pratiques consommatrices. « Il ne faut pas avoir la vision que le stockage va créer la ressource », appuie-t-il, dénonçant ce qu’il estime être un partage inégal de l’eau stockée.
De manière générale, la thématique cristallise de vives tensions. Outre les considérations environnementales, elles voient s’opposer les défenseurs de modèles agricoles bien différents. Et le sujet est d’autant plus complexe que chaque territoire à ses spécificités de sol, de paysage et de ressource. Si la « grande conférence sur l’eau » souhaitée par l’ancien Premier ministre Michel Barnier se tient bien en 2025, la question du stockage sera bien présente dans le débat public les prochains mois. Le délégué interministériel à la gestion de l’eau, Martin Gutton, a expliqué que l’objectif de ce grand débat est de « rappeler les enjeux du changement climatique et la nécessité de changer de logiciel », et notamment de « faire comprendre la nécessité du stockage de l’eau, car c’est une des réponses indispensables ».
Soutien financier
Dans une note d’analyse publiée en avril 2024, France Stratégie (organisme d’expertises d’études placé auprès du cabinet du Premier ministre) estime à 670 000 le nombre de retenues et réserves artificielles. Ces dernières sont de plusieurs types (voir infographie ci-contre). Elles peuvent être multi- usages, en même temps ou de manière décalée dans le temps (soutien d’étiage, régulation des crues, loisirs…).
Les projets de stockage bénéficient d’un soutien réglementaire plus marqué ces derniers mois (lire l’encadré). Certains d’entre eux profitent aussi d’un soutien financier via le fonds d’investissement en hydraulique agricole. Annie Genevard, ministre de l’Agriculture sous Michel Barnier, avait annoncé que ces fonds seraient réabondés en 2025 lors du congrès du maïs, fin novembre. En 2024, une cinquantaine de projets sont concernés pour « contribuer à sécuriser l’accès à l’eau des exploitations dans des conditions durables et respectueuses de la ressource en eau » : des projets de retenues notamment ainsi que de création, d’extension ou de rénovation de réseaux d’irrigation.
Ces projets sont structurants à l’échelle d’un territoire. Par exemple, grâce au réseau Aqua Domitia initié en 2008, le Rhône alimente la plaine du Languedoc. Il permet de fournir en eau potable 1,5 million de personnes, et l’irrigation de 9 000 exploitations agricoles sur une grande partie du littoral d’Occitanie. Près de 140 km de canalisations sont ainsi enterrées pour acheminer l’eau depuis le canal Philippe-Lamour, lui-même connecté au Rhône.
Les usages se répartissent entre eau potable (40 %), irrigation agricole (40 %) et préservation des milieux (20 %). « Les nappes et fleuves les plus en tension sont ainsi épargnés », peut-on lire sur le site de la région Occitanie. Forte de cette expérience qu’elle juge réussie, celle-ci a voté, en mars 2024, le lancement d’études sur la pertinence et la faisabilité de l’extension du réseau dans l’Aude et les Pyrénées-Orientales, qui connaissent une sécheresse historique.
Objectifs ambitieux pour la Réut
Le fonds hydraulique soutient également un projet de réutilisation des eaux usées traitées (ou « Réut »). Il doit contribuer à faire progresser la part des eaux réutilisées de 1 à 10 % d’ici à 2030, comme le prévoit le plan eau lancé en mars 2023 par Emmanuel Macron. Aux dires de plusieurs spécialistes, l’objectif est ambitieux. En tout cas, la France s’est dotée en 2023 d’un nouveau cadre réglementaire sensé accélérer son développement. Mais le texte spécifique à l’irrigation complique la tâche avec des exigences sanitaires plus élevées que la précédente réglementation, selon Rémi Lombard- Latune, ingénieur de recherche sur la Réut à l’Inrae. Le coût du traitement augmente alors sensiblement et devient difficile à supporter, pour les petites structures notamment. C’est pourtant celles-ci qui dominent dans le paysage agricole, les grosses stations étant situées proches de grandes villes.
« On voit, même au niveau international, que la réut est toujours très largement subventionnée, constate Rémi Lombard-Latune. On a peu d’informations sur son coût. Mais, en France, les quelques projets l’ayant estimé parlent de 0,50 à 3 €/m3, contre 0,10 à 0,30 € pour l’eau d’irrigation “conventionnelle”. A certains endroits, comme à Noirmoutier, elle a du sens puisque l’alternative, c’est l’eau potable. Mais la nouvelle réglementation pourrait changer la donne. »
« Dans le “Panorama de la Réut en 2022”, on a montré que, jusqu’à 2022, les usages de la Réut étaient principalement agricoles. Mais la tendance s’inverse et les nouveaux projets sont plutôt situés en zones urbaines », reprend le spécialiste. Et de rappeler que la Réut en sortie de station d’épuration ne fait que détourner une eau habituellement rejetée dans le milieu naturel. C’est pourquoi elle a souvent du sens sur le littoral, où l’eau serait de toutes façons évacuée à la mer.
« Nous comptons en France environ 22 000 stations d’épuration, dont 17 000, grosso modo, sont de petite et moyenne taille. Sur ces 17 000, environ 330 sont équipées de traitements de désinfection, et parmi elles, seule une cinquantaine est associée à de la Réut. »
Récupération des eaux de drainage
Autre ressource potentiellement mobilisable : la récupération des eaux de drainage. « La lame d’eau qui transite par le drainage, c’est 25 à 30 % de la pluviométrie », chiffre Emmanuel Chalumeau, président du comité technique de l’Andhar (draineurs de France). Cela correspond globalement à ce qui est apporté par irrigation aux cultures. Néanmoins, il souligne plusieurs freins : le stockage de cette eau disponible en hiver, un flou réglementaire sur son statut (eau pluviale ou non) et une topographie pas toujours adaptée. Par ailleurs, « ces projets sont réservés à des parcellaires extrêmement groupés, ou à des projets collectifs », estime-t-il.