« Il ne faut pas se tromper d’adversaires dans nos combats et dans nos batailles sur le commerce international. On parle beaucoup de l’Ukraine en ce moment, mais c’est vraiment la Russie qui est le facteur distorsif numéro un des marchés », a déclaré Philippe Heusele, président des relations internationales d’Intercéréales. C’était le 20 mars 2024 lors de la quinzième matinée export organisée par Agro Paris Bourse et Intercéréales à Paris.
S’il estime nécessaire qu’« un signal fort » soit apporté concernant la hausse des importations de blé ukrainien dans l’Union européenne, il juge que cela « ne rétablira pas les fondamentaux. » La présence de plus en plus marquée de la Russie en Afrique concentre notamment toutes les attentions de la filière céréalière.
Politique très agressive de la Russie en Afrique
« La politique de la Russie en Afrique est très agressive, et notamment à l’égard de la France, a confirmé Thierry Vircoulon, consultant et chercheur associé à l’Institut français des relations internationales. Les objectifs russes sont maintenant clairs : montrer qu’ils ne sont pas isolés sur la scène internationale, évincer l’influence occidentale et notamment française en Afrique francophone, créer une inquiétude stratégique au sud de l’Union européenne. »
« Il y a une volonté claire de la Russie d’utiliser le secteur céréalier, notamment le blé, comme une arme pour ses intérêts, s’est exprimé Franck Riester, ministre en charge de Commerce extérieur. Nous devons être ultra-mobilisés pour empêcher la Russie d’obtenir le blé ukrainien. En attendant, on voit que la Russie est à la manœuvre pour nous déstabiliser en Afrique en utilisant des moyens que nous, grandes démocraties, nous n’utiliserons jamais. »
Malgré tout, il faut, selon le ministre, « être offensif », et il a garanti la filière céréalière de la mobilisation du gouvernement. La France doit, selon lui, miser notamment sur la francophonie, la diplomatie, la lutte contre les cyberattaques, ainsi que sur une coordination européenne.
Moscou affirme sa présence sur plusieurs marchés
Cette politique se traduit nettement sur les échanges céréaliers, et la Russie affirme sa présence sur plusieurs marchés. Roland Guiragossian, responsable pour l'Algérie et le Proche- et le Moyen-Orient chez Intercéréales, fait le point sur cette zone.
- Algérie. « C’est notre client historique pour le blé, qui est petit à petit sorti de notre giron, a-t-il indiqué. La part de marché française, qui avoisinait les 85-90 % certaines années, est en très forte chute depuis quatre ans. Et une bonne partie de cette part de marché est occupée par le blé russe. Dans les conditions actuelles, à moins d’être très performant en prix, on aura du mal à retrouver les parts de marché que l’on avait il y a quelques années » ;
- Arabie Saoudite. Le cahier des charges s’est ouvert en 2019 au blé d’origine mer Noire, donc russe. « La Russie représente à [la même] date 80 % des importations de blé saoudiennes, avec de très bonnes relations entre les deux parties. » Les origines russes ont « quasiment remplacé les origines d’Europe du Nord », ce qui peut se reporter sur d’autres marchés ;
- Égypte. « Le blé russe est devenu prédominant en Égypte dans les années 2000. Aujourd’hui, 62 % des fournisseurs du Gasc sont des sociétés russes dont on ne connaissait pas le nom il y a quelques années. » Le rapport qualité/prix n’est pas la seule raison de cette évolution. Le blé russe est également assez polyvalent, ce qui intéresse les meuniers.
Roland Guiragossian précise par ailleurs que « Dubaï est devenu une plaque tournante des échanges de céréales et autres produits agricoles avec la Russie. De nombreuses sociétés se sont déplacées de Genève à Dubaï et y ont installé des bureaux. »
Dans les pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, « la Russie a déployé plus de 50 attachés agricoles depuis un an et demi », a appuyé Yann Lebeau, responsable de la zone chez Intercéréales. Il a détaillé :
- Tunisie. « Le prix du blé est le critère numéro un pour le pays », ce qui donne un avantage à la Russie. Par ailleurs, les acteurs russes font partie des seuls à se positionner lorsque les garanties financières sont peu nombreuses. Néanmoins, « nous avons bon espoir de trouver un moyen pour se positionner de nouveau sur ce pays » ;
- Maroc. « Les opérateurs marocains se sont intéressés au blé russe cette année, à la faveur des prix très bas. Mais administrativement, c’est compliqué », ce qui freine les achats ;
- Afrique subsaharienne. La Russie déploie son influence dans la zone. Elle a fait des dons de blé à six pays (Somalie, Érythrée, Zimbabwe, Mali, Burkina Faso, République centrafricaine). Ces marchés pourraient être déstabilisés, et il sera plus compliqué d’y vendre des céréales, a estimé Yann Lebeau.
En Europe, les origines françaises sont également challengées par l’arrivée massive de blé ukrainien sur le marché à la suite du début de la guerre dans le pays.
Travailler à des outils pour la compétitivité
« La filière céréalière est politique et géopolitique, un accompagnement est nécessaire face à la puissance et à l’agressivité russe sur les marchés, a conclu Philippe Heusele. La concurrence libre et non faussée n’est plus de mise. Il nous faut travailler à des outils pour pouvoir reprendre des avantages compétitifs. Nous avons commencé à les travailler avec le gouvernement. »
Si le court terme est jugé « difficile », Philippe Heusele se veut positif pour le moyen et le long terme. Avantages compétitifs, proximité, fiabilité ou encore volonté de diversification des acheteurs… Pour certaines destinations, « l’offre française a toute sa place », a-t-il assuré.
En Chine par exemple, la France peut tirer son épingle du jeu, et en particulier en orge de brasserie. Quant au blé, la cote de sympathie est par exemple « très élevée au Maroc », a jugé Yann Lebeau.