Revenons au 7 mars 2022 dans les écrans des traders de matières premières. Ce jour-là, ça explose dans tous les sens. La Russie a commencé à envahir l’Ukraine depuis quinze jours. Les banques russes ont été sorties du système d’échange Swift depuis une semaine. Les chars s’embourbent, mais c’est bien la guerre.
Dans les ordinateurs, les tableaux des cotations s’affolent : le baril de pétrole Brent frôle les 140 dollars, le boisseau de blé les 14 dollars, la tonne de blé dépasse 400 euros… Et le gaz, l’électricité, le nickel, etc. : les prix crèvent les plafonds. C’était ce jour-là, l’accès de fièvre des marchés des matières premières. Depuis, les niveaux ont baissé mais les marchés conservent une forte volatilité. Il ne faut pas croire que la crise soit passée. En réalité, ce pic n’était que la manifestation fiévreuse d’un corps déjà bien affecté.
La fin de la mondialisation heureuse
« Nous sommes en train de vivre une crise majeure, analyse Philippe Chalmin, professeur à Paris-Dauphine et codirecteur du rapport annuel Cyclope (1) consacré aux marchés internationaux des matières premières, présenté le 8 juin 2022 à Paris. Aussi forte que celle des années 1930 ou 1970. A posteriori, on sait que les chocs pétroliers des années 1970 ont sonné la fin des Trente Glorieuses de la période d’abondance pour les classes moyennes. La guerre en Ukraine et la pandémie qui l’a précédée sonnent, quant à elles, la fin d’une autre période : celle où on croyait en la mondialisation heureuse post-communiste. »
« Mais nous aurions pu déceler des craquements avant : la crise financière de 2008, la fracturation du globe avec la poussée des despotismes et des populismes, les ruptures importantes de la chaîne logistique pendant la pandémie, les doutes dans la technologie, le retour de l’État pendant la crise du Covid… Quelque part, une page se tourne », ajoute-t-il.
Pour une diplomatie des matières premières
Yves Jegourel, professeur au Conservatoire des arts et métiers et codirecteur du rapport Cyclope, enchaîne : « Hier, l’économie faisait la loi. Demain, ce sera le retour de la rivalité entre les nations. La promesse de l’abondance étant terminée, chacun élaborera sa stratégie de sécurisation des approvisionnements. Si on veut éviter les conflits entre les nations, il faudra développer une diplomatie des matières premières. »
Philippe Chalmin reprend : « Nous vivons quatre crises. Une crise énergétique, qui a deux effets sur l’agriculture : un intérêt accru pour les biocarburants et une hausse brutale du coût des engrais. Une crise logistique. Une crise industrielle. Et une crise agricole. Pour cette dernière, il manquera des céréales parce qu’elles sont bloquées au bord de la mer Noire mais il ne faut pas se tromper. C’est une crise liée aux incertitudes de la solvabilité de la demande, pas d’une rareté de l’offre mondiale. Les émeutes de la faim sont une crise du paiement. »
La bascule vers la Chine
Enfin, la guerre en Ukraine cristallise une opposition entre les démocraties occidentales et un axe, désormais flagrant, entre les autocraties russes et chinoises. Le relatif échec de Vladimir Poutine en Ukraine l’asservit encore un peu plus à la Chine. Or, c’est cette dernière qui joue un rôle clé dans la détermination des prix de toutes les matières premières.
« Depuis l’été 2020, la campagne céréalière est dominée par la demande chinoise. Mais un tel niveau d’importation est incompréhensible et imprévisible. Constitution de stocks ? Reconstruction de cheptels ? Sans doute un peu de tout ça, et sans doute d’autres choses encore », s’interroge François Luguenot, consultant et un des auteurs du rapport Cyclope.
« Même en viande, la vigueur des importations chinoises détermine une bonne part du marché », rebondit Jean-Paul Simier, économiste et également rédacteur du rapport Cyclope 2022. « Dans un tel contexte mondial, on peut s’interroger sur la politique qui a désarmé l’Europe agricole depuis vingt ans, lance Philippe Chalmin. Ce qui est fait est fait, mais ce qui est sûr, c’est que la reconstruire prendra du temps. »
(1). Rapport Cyclope 2022, 706 pages éditions Economica.