«Il faut démystifier les procédures collectives. Expliquer qu’on arrive à sortir les gens des difficultés », confie Franck Lannuzel, expert foncier et agricole. Il exerce en Bretagne, la région qui a connu la plus forte progression des procédures judiciaires cette année en élevage. Depuis la rentrée, il a enregistré une dizaine de nouveaux dossiers laitiers et redoute une vague pour 2017. « Lorsqu’un agriculteur m’appelle ou que je suis nommé conciliateur par le tribunal, je le rencontre toujours chez lui. L’issue tient aussi à la solidité du gérant. »

Pour accompagner des agriculteurs souvent seuls face à leurs difficultés, les experts et conciliateurs constituent un maillage précieux sur le territoire. Francis Thomas s’investit auprès d’eux au sein de Solidarité paysans Provence-Alpes. Gilbert Godet, ancien directeur de l’Adasea de la Marne, a créé le cabinet CMD. Il intervient à la demande des agriculteurs ou comme conciliateur quand il est nommé par les tribunaux de la Marne et des Ardennes. Quant à Guillaume Favoreu, du cabinet Optimes (Haute-Garonne), expert foncier et agricole, il parcourt la France à la demande d’agriculteurs désemparés. Il est, avec Franck Lannuzel, membre fondateur du réseau Experts Emergens (1).

Si ces professionnels obtiennent de bons résultats, aucun n’entretient les agriculteurs dans les illusions : « La procédure lancée, c’est le risque de blocage des comptes et la mauvaise humeur des créanciers », concède Francis Thomas.

Leur constat est unanime : quand les agriculteurs arrivent au tribunal, ils s’attendent à être traités comme des voyous. Toutefois, ils découvrent des juges dont la mission est d’abord la sauvegarde de l’entreprise et des emplois avant même l’apurement des dettes.

Une justice humaine

Très rares sont les tribunaux qui prononcent directement la liquidation. Lorsque leur exploitation est placée en période d’observation, étape nécessaire pour évaluer si on peut établir un plan de redressement, les agriculteurs poussent un « ouf » de soulagement car leurs dettes sont gelées. Les juges ont plutôt tendance à ouvrir une période d’observation de six mois, renouvelée une fois, puis prolongée jusqu’à la fin de l’année culturale. Soit parfois plus de18 mois. Du coup, l’exploitant peut se refaire une trésorerie, même si la dette demeure. Et elle est souvent d’ampleur. « C’est là qu’ils ont besoin d’un accompagnement car ils se situent souvent entre euphorie et dépression. Attention aux écarts financiers, qui pourraient mettre à mal un futur plan de continuation », souligne Francis Thomas. Dans cette période, les agriculteurs doivent faire face aux dépenses courantes sans créer de dettes supplémentaires.

Autre constat unanime : les agriculteurs attendent toujours trop longtemps. Ils arrivent en situation très dégradée devant le juge. Dans un premier temps, ils ont espéré « se refaire » en travaillant encore plus. Gilbert Godet se désole : « En droit, les agriculteurs ont l’obligation de déposer un dossier devant le tribunal au plus tard dans les 45 jours qui suivent la cessation des paiements. Cela ne se passe jamais comme ça. »

Un temps psychologique d’acceptation

Quand les créanciers s’impatientent, que les huissiers frappent à la porte, les agriculteurs vont d’abord vers les cellules de producteurs en difficulté (« Réagir » et autres appellations), gérées par la profession agricole, où ils arrivent déjà bien tard. Cette négociation à l’amiable, menée le plus souvent par un conseiller spécialisé de chambre d’agriculture, a l’avantage de renouer un contact souvent rompu entre l’agriculteur et ses créanciers. Francis Thomas y voit un autre intérêt : « Cette procédure, comme parfois le règlement amiable judiciaire, est un temps psychologique d’acceptation du redressement ou de la liquidation à venir. » Gilbert Godet le dit aussi mais regrette que les dossiers dégradés ne soient pas dirigés plus vite vers le tribunal : « Dans la Marne, je n’ai connu que trois agriculteurs qui ont volontairement déposé un dossier au tribunal après un passage devant la cellule « Réagir ». L’un d’eux est venu cinq ans trop tard, quand toutes les portes étaient fermées. »

Malgré ce retard, 90 % des dossiers qu’il traite aboutissent en règlement amiable. « Les juges sont plutôt conciliants sur la notion de cessation de paiement. » Il a accompagné seulement deux liquidations. Il regrette que les conseillers de gestion ne tirent pas plus tôt la sonnette d’alarme, « quand le taux d’endettement est supérieur à 75 % ou que le revenu disponible après les prélèvements privés est inférieur à zéro ». Selon Franck Lannuzel, qui arrive lui aussi à trouver des portes de sortie en règlement amiable judiciaire, d’autres ratios peuvent être surveillés. « En lait, dès que le total des dettes par litre et par an est supérieur à 1 €, des difficultés s’annoncent. En porc, si le ratio dettes-fournisseurs d’aliment sur chiffre d’affaires annuel est supérieur à 20 %, il y a un risque de cessation de paiement. »

Des taux de réussite encourageants

Le monde judiciaire, peu connu, fait peur. Les organisations professionnelles non plus ne poussent pas à la roue. « L’idée répandue, c’est que seuls les mauvais vont en procédure judiciaire. Ce n’est plus le cas, souligne Guillaume Favoreu. Anticipée et bien préparée, il y a de bons taux de réussite devant le tribunal. Entre 2010 et 2016, sur 44 procédures suivies, nous avons eu 41 plans de continuation, deux plans de cession pour une seule liquidation. »

Sauf exception, les créanciers n’apprécient pas que leurs débiteurs se placent sous l’aile du juge. Certains (les banques et les fournisseurs) ont déjà pris les devants en multipliant les garanties ou en organisant une compensation : les coopératives prélèvent une part de la récolte pour se rembourser des intrants impayés. « La première chose à faire en procédure, c’est de regarder ce qui a été signé durant la période suspecte », explique Guillaume Favoreu, qui ne veut pas tirer de généralités sur l’attitude des créanciers. Mais il l’affirme : « La procédure fait le tri dans les vrais partenaires. J’ai vu des vétérinaires intervenir dans l’urgence même s’ils savent qu’ils ne seront pas payés tout de suite. »

La MSA, qui subit une part non négligeable des impayés, est souvent à l’origine de l’assignation des agriculteurs au tribunal. « En Provence, c’est la moitié des cas. Nous regrettons, non pas qu’elle lance la procédure, mais qu’elle la lance trop tard. Surtout depuis qu’il existe la procédure de sauvegarde », commente Francis Thomas. Dans la Marne, Gilbert Godet a la même approche : « La MSA applique le droit. Après les relances, l’huissier, le tribunal est la phase ultime du recouvrement contentieux. Si elle ne le faisait pas, elle perdrait le droit de revendiquer sa dette. Tout le monde est content que la MSA prenne l’initiative car cela permet de tout remettre à plat. » Franck Lannuzel poursuit : « Les créanciers sont constructifs quand on démontre que la capacité de remboursement de l’agriculteur permettra de faire face au plan. Il faut vraiment un climat de confiance. »

S’il n’est pas obligatoire, le suivi par ces experts est un avantage face aux juges, aux mandataires et aux créanciers. Guillaume Favoreu s’explique : « Quand nous prenons un dossier, nous travaillons aussi sur les aspects technico-économiques. Nous bâtissons un plan en rapport avec la réalité économique, en tenant compte des besoins en investissement à court terme et d’une marge. Ainsi, nous négocions des plans progressifs ou plus longs (durée maximale de quinze ans). Les créanciers acceptent souvent parce qu’ils n’ont pas le choix. Sauf à prendre le risque, au final, de perdre leur créance en liquidation. » Francis Thomas précise : « Notre intervention résulte d’une démarche volontaire des agriculteurs. Nous négocions ce qui est raisonnable dans l’intérêt de tous, débiteurs comme créanciers. Avec le temps, les créanciers qui ont besoin de nous, nous font davantage confiance. »

Les grandes exploitations aussi

Parfois, l’agriculteur endetté conteste le coût lié à la procédure ou à ses conseils. Mais, selon Guillaume Favoreu, « les gains paient souvent les coûts de procédure : rejet de créances, restructuration de la dette avec remise d’intérêt… Et cela permet aux agriculteurs de redevenir autonomes dans leur gestion. Face aux difficultés de 2016, des éleveurs laitiers, en plan depuis moins de cinq ans, ont tout de suite appelé et obtenu des aménagements. Ils n’attendent plus d’être dans le mur. »

Ce qui se vit le plus mal, c’est évidemment la liquidation. Sur certains dossiers, l’agriculteur et ses conseillers ont envisagé cette hypothèse dès la phase d’observation et échafaudé la reprise par un membre de la famille ou un repreneur extérieur. Il faudra l’approbation du juge.

Sur les 91 dossiers suivis par son association en 2015, Francis Thomas compte 35 liquidations : « Dans les Bouches-du-Rhône, nous avons souvent des liquidations de petits maraîchers sans actifs. La liquidation apure leur passif. » Mais il y a aussi, en maraîchage depuis quinze ans comme aujourd’hui en lait, de plus grandes exploitations qui sont balayées par la politique de bas prix : pour s’en sortir ils ont investi. Et leurs dettes ont explosé. Un seul conseil : réagir sans tarder. « Passé les trois premières années, souvent les plans tiennent », constate Francis Thomas.

(1) Il regroupe des experts fonciers et agricoles de toute la France, spécialisés dans le diagnostic et l’assistance aux entreprises agricoles en difficultés.