Il y a quatre-vingts ans, des agriculteurs enlevés de force de leurs exploitations par le Service du travail obligatoire (STO) patientaient dans les camps soviétiques avant de pouvoir retourner au pays. La délivrance par les Russes de ces jeunes requis ne s’est pas opérée sans tension. Pour nombre d’entre eux, la brutalité des Russes a fait craindre le pire.
Tel fut le cas de Pierre Lebugle, jeune cultivateur de Camembert, dans l’Orne. De juin 1943 à février 1945, il accomplit son STO avec quatre camarades du pays d’Auge, dans une grande ferme à Guhden (1), à une centaine de kilomètres à l’est de Berlin. Après l’arrivée des Russes, la poursuite de la guerre leur impose un déplacement vers l’est. D’abord à Lodz (Pologne), puis à Bronitchi, un camp à 12 km au sud-est de Moscou. En URSS neuf semaines durant, du 29 avril au 2 juillet 1945, le jeune homme ronge son frein dans l’attente de son rapatriement. Il remplit son carnet de bord d’exilé du STO. L’heure n’est plus au travail forcé. La fin des opérations militaires en Europe suscite un climat d’enthousiasme que reflète bien son journal tenu en mai 1945 : « Lundi 7. Il pleut. Nous apprenons la capitulation de l’armée allemande. Mardi 8. Nous passons la désinfection à 2 heures du matin. Il pleut. Signature de la capitulation allemande à 3 heures. Mercredi 9. Nous touchons une tenue neuve. Visite de Madame la générale Catroux. Nous touchons un petit colis pour deux […]. Vendredi 11. Nous célébrons la fête de la Victoire. »
Ensuite, dans le froid persistant, s’instaure une période de loisirs forcés comme ce jeune agriculteur n’en connaîtra plus dans sa vie. Visites de hauts gradés, théâtre et cinéma populaire, compétitions sportives, réunions au cercle d’étude rythment son ordinaire : « Dimanche 20. Fait la sainte communion. […]. Assisté au grand gala de boxe. Lundi 21. La compagnie est de corvée. Il fait froid. Mardi 22. Je prends part au cercle d’étude […]. Mercredi 23. Il fait froid. Jeudi 24. Visite d’un officier d’ambassade. Envoyé une lettre chez nous. Sortie en campagne. Vendredi 25. Il neige toute la journée. Touché une capote neuve. Vendredi 26. Il fait meilleur temps. Il fait moins froid. Dimanche 27. Inauguration du terrain de basket-ball […]. » Et le 28 mai, en pleine Russie, notre témoin se réjouit : « Nous formons un groupement de tous les Normands du camp. »
Le 2 juillet 1945, arrive enfin le moment tant attendu du retour vers l’ouest : « Nous quittons le camp à 3 heures et nous embarquons à 7 heures. Nous sommes 40 hommes par wagon. » Ce long voyage à travers la Russie, la Pologne et l’Allemagne en ruines conduit les requis dans ce qui reste de Berlin le 17 juillet. Après un long mois de trajet, l’heure du retour à Camembert sonne le 1er août 1945 : « J’arrive chez nous à 4 heures. Enfin ! », s’exclame Pierre Lebugle, qui clôt ainsi son journal. Dans son propre agenda, son père André écrit, après avoir mené ses vaches au pré : « Pierre est rentré de Russie. » Mais le véritable pays pour notre rapatrié, ce n’est pas seulement le territoire national, mais aussi la Normandie, son « pays de Camembert » dans lequel s’inscrit son identité.
(1) Gadno, en Pologne.