D’où venait le beurre que consommaient nos ancêtres avant le XIXe siècle ? En dehors de la période de Carême, où sa consommation était interdite sauf le dimanche, sa place dans la cuisine populaire répondait à un usage local difficile à évaluer. Elle était toutefois très largement répandue sur le territoire, le secteur méditerranéen excepté. En revanche, le beurre marchand a dépendu longtemps de quelques régions productrices. Au XVIIe siècle, hormis ses fromages, la vallée de Campan dans les Pyrénées faisait son profit avec le beurre qu’elle expédiait vers Toulouse. Dans les montagnes, tributaires d’une production laitière déséquilibrée dans l’année, il y avait bien quelques autres secteurs spécialisés dans le beurre, comme le Queyras dans les Alpes, qui le livrait en Provence. Mais, très généralement, le beurre le cédait aux fromages.

L’importance des ressources en sel favorisait aussi l’orientation vers le beurre. La Bretagne, qui produisait du lait tout en disposant de sel à bon marché grâce à l’exonération de la gabelle, ne le stockait pas sous forme de fromage, mais de beurre salé. C’était une production plus rentable, car plus importante pour un même volume de matière première et facile à exporter, par voie de mer comme de terre : le beurre vannetais s’exportait par la Rochelle et Bordeaux, celui de La Prévalaye, près de Rennes – qu’affectionnait tant la marquise de Sévigné –, et celui de Lannion gagnaient ainsi Rouen, Paris et les villes de l’Ouest. Ce fait ancien explique pour une bonne part la quasi-absence de la Bretagne dans la carte fromagère actuelle.

La rentabilité du beurre salé explique la quasi-absence de la Bretagne dans la carte fromagère.

Toutefois, l’éloignement formait un handicap. Le beurre d’Isigny du pays du Bessin, en Basse-Normandie, semble avoir supplanté celui venant de Bretagne, réservé surtout à l’avitaillement des navires de Nantes et de Lorient, à la fin du XVIIe siècle. De Port-en-Bessin et de toute la région d’Isigny, le beurre salé embarqué pour Paris et Rouen aurait donné lieu alors à un trafic de près d’un million de livres. Vers 1780, on atteint 3 millions et demi de livres. L’importance de ce commerce stimulait toute une activité régionale. Il donnait lieu à des échanges actifs avec le bocage normand où s’élaborait un beurre moins gras que les marchands mêlaient à celui d’Isigny pour en assurer la conservation et en tirer — peut-être — quelques discrets bénéfices. Vers 1750, le bourg d’Isigny aurait eu, à lui seul, la capacité d’approvisionner Paris en beurre salé.

Encore plus proches de la capitale, les herbages du Pays de Bray stimulaient une industrie laitière depuis au moins le XVIe siècle. Même pendant l’été, les beurres de Gournay-en-Bray (Seine-Maritime), à vingt-deux lieues de Paris par la route du « chasse-marée », partaient pour la capitale où ils se négociaient 10 à 15 sous la livre plus cher que ceux d’Isigny. Un peu plus au nord, autour de Neufchâtel-en-Bray, le lait était en revanche transformé en « bondons », des fromages dont une partie était expédiée en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Avec les fromages, le beurre constituait bien la seconde mamelle de l’élevage laitier, stimulé par l’accroissement des marchés urbains. Avant même l’essor d’une production en gros grâce au progrès du barattage, avec la diffusion de la serène (1), il faisait entrer la commercialisation dans le secteur agricole.

(1) Tonneau horizontal monté sur un chevalet et muni d’une manivelle.