Vendredi 23 mai 2025, l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) réunit un parterre de journalistes dans son siège du 17e arrondissement de Paris pour présenter son tout premier rapport sur la « situation mondiale de la santé animale ». 124 pages, imprimées sur papier glacé, qui passent en revue les principales pathologies animales. Une ne manque pas à l’appel : l’influenza aviaire. Une maladie et une mise en garde : « Les foyers de grippe aviaire chez les mammifères ont plus que doublé [en 2024] par rapport à 2023, augmentant le risque de propagation ultérieure et de transmission à l’homme. »
Adaptation aux mammifères
Depuis plusieurs années, le virus se répand de façon massive chez les oiseaux : en Europe, en Asie, en Amérique, en Afrique, et jusqu’en Antarctique. « On parle actuellement de panzootie. Il n’y a guère que la Nouvelle-Zélande et l’Australie qui soient épargnées », souligne Sibylle Bernard-Stoecklin, épidémiologiste et coordinatrice de la surveillance de la grippe au sein de la direction des maladies infectieuses de Santé publique France (SpF). Plus d’une cinquantaine d’espèces de mammifères ont été infectées depuis 2021. « C’est assez inédit », précise la spécialiste. À l’origine de ces contaminations massives, se trouve principalement le sous-type H5N1, clade 2.3.4.4b. Comprendre : le virus a muté pour donner un cousin de sa souche originelle.
Aux États-Unis, l’influenza aviaire s’attaque aux bovins. En avril 2025, 996 foyers étaient recensés. La contamination se fait au niveau des glandes mammaires et le virus H5N1 se retrouve dans le lait. « Ces virus ont acquis des propriétés d’adaptation aux mammifères, avec, à terme, le risque d’une capacité plus grande à infecter l’homme », explique Jean-Luc Guérin, professeur à l’école nationale vétérinaire de Toulouse et directeur d’unité à l’Inrae.
Selon les chiffres communiqués par les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) du pays, 70 personnes ont été contaminées par la grippe aviaire et un décès a été recensé depuis le printemps 2024. Pour le moment, « l’être humain est une impasse épidémiologique », précise Sibylle Bernard-Stoecklin. Cela signifie qu’un individu infecté par un virus influenza aviaire ne peut généralement pas le transmettre à une autre personne. Le risque épidémique est donc contenu.
À trois mutations près
Mais cette situation pourrait bien évoluer, au fur et à mesure, que l’influenza aviaire contamine de nouvelles espèces. « Pour qu’il y ait une transmission interhumaine efficace, le virus doit muter à plusieurs endroits. D’un côté, ce n’est pas si facile car il faut plusieurs mutations, qui arrivent en même temps. Mais de l’autre, il n’en faut pas non plus 40 000, des mutations. Il en faut au moins trois, à des positions précises. C’est une question de probabilité mais plus vous avez d’exposition chez l’homme, plus vous avez de risques que ces mutations apparaissent. On peut imaginer que, petit à petit, à force de circuler chez les bovins, le virus se diffuse à de plus en plus de mammifères, dont l’homme fait partie », explique Béatrice Grasland, cheffe de l’unité de virologie, d'immunologie, de parasitologie aviaires et cunicoles (VIPAC) au laboratoire de l’Anses de Ploufragan.
Pour que la souche du virus évolue, il existe deux solutions. « Soit, le virus mute c’est-à-dire que lors de la reproduction, des erreurs se glissent dans le code génétique, soit les segments de génome de différents virus influenza se mélangent et génèrent un virus aux propriétés nouvelles, que l’on appelle des réassortants », pointe Jean-Luc Guérin.
Il existe aussi une autre option pour que le virus passe à l’homme, sans que toutes les mutations n’aient été acquises. « Le virus peut continuer à évoluer et finir par infecter régulièrement des personnes, ou il peut infecter une espèce animale. C’est ce que nous appelons une hôte intermédiaire. Les porcs, par exemple, en sont une. Ils peuvent héberger des virus de la grippe humaine, de la grippe aviaire et de la grippe porcine. Ils peuvent être infectés par tous ces virus en même temps ou par une combinaison de ceux-ci. Si ces virus ont la possibilité de se mélanger dans un porc, ils se propageront facilement à l’homme », développe Meg Schaeffer, épidémiologiste américaine sur les maladies infectieuses et conseillère en santé mondiale pour le groupe SAS.
Renforcer la surveillance
Alors, pour prévenir une épidémie humaine de grippe aviaire, l’influenza est traquée. « En France, une surveillance des cas de grippe zoonotique est en place depuis de nombreuses années », rassure Morgane Mailhe, infectiologue à la mission nationale de la Coordination opérationnelle du risque épidémique et biologique (Coreb). L’Anses est chargée de surveiller l’influenza aviaire dans les élevages de volatiles, de porcs et dans la faune sauvage. Les souches sont séquencées pour contrôler les mutations.
Les cas humains sont également passés au crible. « Un dispositif de surveillance passive existe depuis les années 2000. Il repose sur les médecins qui prennent en charge les patients suspectés d’être atteints de grippe aviaire. On leur demande d’en informer les agences régionales de santé pour vérifier qu’il s’agisse bien d’un virus aviaire et mettre en œuvre des mesures de contrôle si c’est le cas », développe Sibylle Bernard-Stoecklin.
S’y ajoute une surveillance active, via le protocole SAGA (pour surveillance active de la grippe aviaire). « L’objectif est d’aller vers les personnes exposées à un foyer d’influenza aviaire, sans attendre qu’elles aient des symptômes. On leur propose un dépistage par un test PCR grippe qui permet de savoir si elles sont infectées par un virus grippal et si celui-ci est ou non d’origine humaine. Ça permet de détecter des cas légèrement symptomatiques, voire asymptomatiques », complète-t-elle.
Un nombre de cas humains « sous-estimé » aux États-Unis
Mais l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, outre-Atlantique, est venue perturber ce système de surveillance, pourtant bien rodé. Pour contrôler une épidémie, l’effort est collectif et donc international. Pourtant, aux États-Unis, l’organisation du système de surveillance américain est chamboulée par la nouvelle administration. Le 15 février 2025, l’agence de presse Associated Press révèle que 1 300 employés des Centres de prévention et de lutte contre les maladies (CDC) ont été licenciés, soit 10 % des effectifs. Moins de personnels, moins de tests menés auprès des agriculteurs états-uniens afin de repérer de potentiels cas.
« Pour l’instant, les cas humains de grippe aviaire et les détections chez les animaux évoluent peu. Mais il y a beaucoup de débats parmi les experts pour savoir si cela est dû à une légère diminution de la circulation du virus ou si c’est lié à la réduction des tests », reconnaît Meg Schaeffer. Pour elle, cela ne fait d’ailleurs aucun doute : le nombre de cas de personnes contaminées aux États-Unis est largement sous-estimé. « La conséquence majeure, je pense, est la chose que nous craignons tous, à savoir que cela pourrait devenir une pandémie que nous ne pourrions pas contenir parce que nous ne l’avons pas identifiée. Et le risque est réel », poursuit-elle.
Mesures de prévention
Pour limiter les risques de contamination, certains lots de lait cru ont été rappelés aux États-Unis, même si, pour le moment, rien ne prouve que l’influenza aviaire puisse se transmettre à l’homme par cette boisson. « La voie digestive de contamination n’est pas prouvée mais on a des éléments : les chats, par exemple, se font infecter par voie alimentaire. Jusqu’à maintenant, on pensait que l’homme ne pouvait s’infecter que par la voie respiratoire pour les virus influenza. Mais, au vu de la situation actuelle, il faut continuer la recherche sur le sujet, pour accumuler des connaissances sur cette potentielle voie d’infection chez l’homme », révèle Béatrice Grasland.
Rien ne permet non plus d’expliquer précisément les facteurs de risque des personnes contaminées. « Ce qui est sûr c’est qu’on est plus à risque lorsque l’on est massivement exposé au virus. Par exemple, lors de l’euthanasie des animaux contaminés ou lors du ramassage de cadavres », analyse Sibylle Bernard-Stoecklin.
En France, aucun ruminant atteint du virus H5N1 n’a été signalé actuellement. Toutefois, cette situation pourrait évoluer. Le virus européen n’est pas exactement le même que celui qui circule outre-Atlantique, mais des expériences ont montré qu’il était tout aussi capable de contaminer des vaches, via les glandes mammaires. « Si on n’a pas ces contaminations, c’est aussi car les conditions d’élevage sont différentes. En Europe, quand les vaches sont vendues, elles sont taries. Ce n’est pas le cas aux États-Unis, où on bouge les vaches et on les vend lorsqu’elles produisent encore du lait. Au niveau de la traite aussi, les désinfections et les équipements diffèrent. Ces hypothèses pourraient expliquer pourquoi il y a eu de la transmission entre les vaches laitières aux États-Unis, et donc plus de cas là-bas », avance Béatrice Grasland. La campagne de vaccination des canards entreprise dans l’Hexagone a également contribué à réduire la circulation du virus.
Gestes barrières
Mais la prudence reste de mise. « Les travailleurs en contact avec les volailles sont exhortés à adopter des mesures de protection strictes, notamment le port d’équipements de protection individuelle (vêtements de protection à usage unique, masque de protection respiratoire, de préférence FFP2, lunettes ou une visière de protection et gants de protection étanches) et le lavage des mains avec du savon ou une solution hydroalcoolique après chaque contact avec des animaux ou des surfaces contaminées », rappelle Morgane Mailhe.
Les éleveurs sont également incités à se faire vacciner contre la grippe — humaine, cette fois — afin de « prévenir des infections concomitantes de grippe saisonnière et de grippe aviaire et ainsi des risques d’émergence de virus réassortants, potentiellement plus dangereux », indique Jean-Luc Guérin.
Dans le pire scénario, et donc l’arrivée d’une pandémie de grippe aviaire, des vaccins existent. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) met à jour, tous les six mois, des souches vaccinales. L’Europe s’est déjà dotée de stock : l’été dernier, 665 000 doses ont été achetées au laboratoire britannique Seqirus. Dans un communiqué publié le 8 avril, la Haute Autorité de santé « recommande la vaccination avec le vaccin prépandémique Zoonotic Influenza Vaccine (H5N8) en cas d’augmentation des foyers animaux, malgré les mesures barrières mises en place, et en présence de cas humains sévères au contact de ces foyers ».
Cette recommandation concerne en priorité les groupes les plus exposés : les éleveurs, le personnel de laboratoire, les techniciens et vétérinaires avicoles, le personnel réalisant l’abattage d’urgence, les équarisseurs. « La situation actuelle est préoccupante. Il demeure une vraie incertitude sur là où elle peut nous mener. On se prépare, l’OMS se prépare en permanence mais l’imprévisibilité de la grippe est sans commune mesure », avertit Sibylle Bernard-Stoecklin. La grande inconnue restant, évidemment, la capacité à muter du virus pour s’adapter à l’être humain.