La délégation intégrale de travaux n’est plus une nouveauté, mais l’entrée sur ce marché de InVivo, présent sur le podium des plus grands groupes coopératifs européens, pourrait marquer à un tournant. Avec son service Sowfields, des régisseurs seront chargés « d’apporter une expertise de délégation clé en main pour construire un projet » à des exploitants agricoles, précise-t-on du côté d’InVivo, qui prévoit une communication sur le sujet en septembre.
Des coopératives pionnières
Des coopératives ont déjà mis un pied depuis plusieurs années dans la délégation intégrale de travaux. Dans le Sud-Ouest, Euralis propose plusieurs formules de conseil à ses adhérents. Dans sa formule « Sérénité », la coopérative offre une aide au pilotage de la stratégie technico-économique ainsi qu’une aide similaire pour les cultures. Gestion des cahiers des charges HVE ou bio, contrats d’assurance, appro et commercialisation des récoltes…
Avec le niveau supérieur « Sérénité + », le service propose d’ajouter la contractualisation d’ETA ou de Cuma pour la réalisation des travaux des champs, ce qui permet de passer en délégation intégrale. La coopérative s’occupe de tout même si « choix et décisions sont systématiquement validés par l’agriculteur souscripteur », précise Euralis.
Les chiffres avancés par la coopérative témoignent d’un certain succès. « 130 agriculteurs ont souscrit à ces deux offres d’accompagnement pour 5 200 hectares. Parmi eux, près de 60 % ont choisi l’offre la plus complète, avec délégation de travaux », relate-t-elle. Malgré cela, Euralis n’observe pas d’engouement supplémentaire, notamment sur l’offre « Sérénité + » dont les chiffres « restent assez stables », selon elle. Si elle ne ferme pas la porte aux souscriptions extérieures, la coopérative réserve à ses adhérents un « accès prioritaire à ces services ».
Plus au nord, dans les Hauts-de-France et la Seine-Maritime, la coopérative Noriap, adhérente d’InVivo, propose depuis 2015 avec son service Agraé « un accompagnement dans la gestion et l’organisation quotidienne de l’exploitation ». Ouvert aux agriculteurs de ces territoires, il doit notamment répondre à des besoins exprimés lors des transmissions des exploitations.
Une solution pour des successeurs double actifs
Cette offre apporte une solution à des successeurs doubles actifs qui sont « de plus en plus nombreux », souligne Damien François, le directeur général de la coopérative. Ou encore à des familles souhaitant conserver leur ferme alors qu’elles sont confrontées à un « trou » de génération lorsqu’aucun enfant n’est disposé à reprendre et que les petits-enfants ne sont pas encore prêts.
C’est la présence d’opérateurs belges qui proposaient l’équivalent de cette prestation qui a poussé la coopérative Noriap à investir ce créneau. « Ils venaient avec leurs intrants avant d’envoyer la production en Belgique », témoigne Damien François. Ce sont aujourd’hui 3 000 hectares qui sont gérés ainsi mais la coopérative s’attend à un développement rapide pour tendre vers les 5 000 hectares.
Le client se voit proposer des prestataires qu’Agraé a agréé à travers leur engagement à respecter une charte. En fonction du degré de délégation proposé, le tarif varie de 10 € à 80 € par hectare. « Tous nos clients participent aux décisions de l’assolement, de vente des céréales, d’achats des appros. La réflexion est partagée et l’agriculteur reste décideur », insiste Christophe Oste, responsable d’Agraé. C’est la condition posée pour s’assurer du respect du statut du fermage pour les terres louées par le client et la définition de l’agriculteur actif au titre de la Pac, ajoute-t-il.
« Le terme de régisseurs est choisi à dessein », estime la FNSEA
Si des questions autour du projet d’InVivo restent encore sans réponses, le principe même de voir des « régisseurs » mandatés par le groupe coopératif fait réagir les syndicats agricoles. La réaction de La Coopération Agricole est restée mesurée. « La gestion déléguée, telle que proposée par InVivo, peut offrir des outils ou des services utiles permettant de mieux assister les agriculteurs, notamment en matière de gestion administrative ou technique », a déclaré Dominique Chargé, son président.
« Ces outils ne doivent pour autant pas remplacer le rôle décisionnaire de l’agriculteur, poursuit Dominique Chargé. La Coopération Agricole est à la fois sensible à ce que le rôle central de l’agriculteur soit préservé et en même temps ouverte à toutes les initiatives qui permettent d’alléger la complexité de son activité et de mieux piloter sa compétitivité. »
Une mesure qui contraste avec la FNSEA. « Le terme de régisseur est choisi à dessein, affirme Arnaud Rousseau, président du syndicat. Ils vont faire pour le « compte de ». Nous ne sommes pas favorables à la délégation intégrale. Ce qui nous intéresse, c’est d’avoir des agriculteurs et des agricultrices chefs d’entreprise qui prennent des décisions sur leur entreprise. » Seul un accident de la vie est l’hypothèse tolérée pour un tel schéma.
« L’argument des coopératives et d’InVivo de dire qu’ils répondent à des demandes, nous le constatons mais ne nous trompons pas de combat. Le sujet est de comprendre ce qui amène certains à ne plus faire le travail d’agriculteur et de déléguer intégralement. » Arnaud Rousseau cite parmi les causes une rémunération en berne de la production agricole, un statut du fermage jugé par des propriétaires comme trop protecteur du fermier, et le souhait de familles de conserver l’exploitation familiale dans leur patrimoine.
Le président du syndicat majoritaire s’interroge aussi sur l’avenir des syndicats agricoles avec le développement trop important des « régies » de fermes. « Qui fera l’interface avec les pouvoirs publics si la France compte 1 000 régisseurs par exemple ? Ce ne sont pas eux qui vont construire l’avenir professionnel. »

« Un pas de plus vers l’intégration » pour la Coordination rurale
Pour la Coordination rurale et sa présidente Véronique le Floc’h, l’entrée d’InVivo sur le marché des régisseurs de ferme est un pas de plus vers « l’intégration de la production et le signe de l’internationalisation » du groupe coopératif. La dirigeante pointe également un risque pour certaines filières.
« À terme, il y aura une sélection des productions et leur maintien ne sera pas assuré sur tout le territoire », avertit-elle avant de fustiger le manque de vision à long terme pour la transmission, notamment avec ceux qui vont conserver leur exploitation plus longtemps que prévu. « Est-ce qu’on se pose la question du devenir des fermes gérées comme cela dans 40 ans ? Je ne crois pas. »
Ce type de service devrait être limité, selon la syndicaliste. « On peut déléguer certains travaux, on peut s’organiser mais il faut rester agriculteur. Il ne faut pas confier la gestion complète de la ferme. La question du statut d’agriculteur actif est cruciale dans ce contexte. Car si demain les grands financiers mettent en culture via ce type de solution, nous pouvons nous poser la question de savoir s’ils doivent recevoir les aides européennes au même titre qu’un agriculteur lambda. » Véronique le Floc’h questionne enfin la légitimité du groupe pour ce type de service. « Vu les résultats économiques d’InVivo, je ne leur confierais pas ma ferme. »
« Extrêmement inquiétant » pour la Confédération paysanne
La Confédération paysanne juge, quant à elle, « extrêmement inquiétant » de voir InVivo se lancer dans la régie d’exploitation. Laurence Marandola, porte-parole du syndicat, redoute de voir à terme certains producteurs se retrouver en position de « dépendance totale » vis-à-vis du groupe coopératif. C’est, selon elle, aussi un moyen pour InVivo « d’assurer ses débouchés et les volumes dont il a besoin alors qu’il ne peut pas détenir le foncier ».
Face à l’argument selon lequel le contractant conserve son pouvoir décisionnel dans ce schéma, la syndicaliste émet des doutes. « Ce n’est pas crédible de croire que l’agriculteur gardera une indépendance de gestion et de décision. Sinon InVivo ne se serait pas investi dans cette activité », analyse Laurence Marandola. Plus globalement, elle regrette une certaine « déviance du système coopératif » avec plusieurs entités qui « ne jouent pas pleinement leur rôle d’accompagnement des intérêts de leurs membres producteurs ».
Pour la Confédération paysanne, il est important de « redire ce qu’est un agriculteur actif, en particulier pour l’accès aux aides de la Pac », plaide-t-elle alors qu’elle constate des « pressions sur cette définition ». Une des solutions serait de passer par la fiscalité et « des aides aux investissements pour que les agriculteurs et les groupes d’agriculteurs puissent accéder à des outils performants et pas seulement les entreprises ».
Laurence Marandola alerte aussi sur une « concentration possible de la production avec un risque réel pour notre souveraineté alimentaire ». Elle anticipe que ce principe favorise « les filières à plus fort potentiel de gain de compétitivité en abandonnant complètement certaines filières, voire l’abandon de certains territoires ». Plus globalement, le syndicat aimerait « plus de transparence sur l’ampleur de la délégation intégrale de travaux » et, plus généralement, sur les « détenteurs de terres agricoles en France ».
Le Modef dénonce un paradoxe
Le secrétaire national du Modef, Olivier Morin, voit le développement de la délégation intégrale comme un pas supplémentaire vers « une dépossession de ce qu’est le métier de paysan avec toujours plus d’intégration ». Il ne nie pas les difficultés de la transmission mais compte sur la force publique pour agir.
« Autant ce sont des choix politiques qui ont conduit à la fragilisation de l’agriculture familiale, autant ce sont des choix politiques qui peuvent conduire au renversement de la situation, plaide-t-il. À force d’agrandissements, certaines exploitations sont devenues des mastodontes économiques, impossibles à reprendre pour un jeune. Il faut des fermes à taille humaine et une retraite digne pour éviter des prix de reprise trop élevés. »
Olivier Morin questionne plus généralement le rôle des coopératives. « À chaque question qui se pose en conseil d’administration, il faut qu’il y ait l’intérêt du paysan dans la réponse. Un tel projet, c’est donc le paradoxe de la coopération agricole telle qu’elle est devenue, déplore-t-il. Dans un modèle familial, c’est le paysan qui décide ce qu’il va faire et comment il va le faire. Et il y a tout une partie de l’agro-industrie qui a du mal à supporter ça. »
La crainte a laissé place à la curiosité chez JA
Souhaitant en savoir plus, Jeunes Agriculteurs (JA) a rencontré InVivo pour échanger sur leur offre de « régie ». La crainte liée à l’annonce de « voir se concrétiser certaines rumeurs autour de coopératives qui veulent devenir gestionnaires d’exploitations agricoles » a laissé place à « la curiosité », comme l’explique Julien Rouger, vice-président du syndicat. « Nous avons été surpris du contenu présenté, de l’effet médiatique et de la levée de boucliers qui a suivi. Les choses sont plus complexes qu’elles n’y paraissent. »
« InVivo se propose d’intervenir auprès des exploitants et exploitations agricoles sous différents formats. Le terme de “régisseur” n’est pas forcément le terme adapté par rapport à ce qu’ils nous ont présenté. C’est toujours l’agriculteur exploitant qui décide de son choix d’approvisionnement, de ses cultures, de son itinéraire technique, des ventes et des achats. Ce n’est jamais InVivo qui réalise ses opérations », décrit Julien Rouger.
Tout en restant « méfiant » sur ce qu’InVivo a « bien voulu (leur) dire », le vice-président de JA trouve le schéma du groupe coopératif « intéressant » pour des exploitations agricoles en difficulté économique ou lors d’un décès de l’exploitant. « Avoir quelqu’un qui vient pendant une période déterminée aider à la prise de décision, mais qui ne prend pas les choix, cela peut-être une période de remise sur pied qui reste limité puisqu’ils veulent limiter l’intervention à trois ans. »
Julien Rouger précise qu’InVivo n’aurait pas conditionné ce service à une obligation pour le client de livrer à une coopérative adhérente de l’union. Un service qui est « loin » de ce que le syndicaliste déclare observer dans certaines coopératives où il évoque des cas de semi-intégration ou d’intégration notamment en volaille. Jeunes Agriculteurs a invité InVivo à présenter un cas concret de délégation.