Quelle est votre réaction à l’annonce d’InVivo de développer un service de régie d’exploitations ?

Je n’ai pas été surpris au regard des constats que j’ai pu faire sur la fragilisation de l’exploitation familiale et des travaux qu’on a pu mener avec Geneviève Nguyen (1). Le marché de la délégation ne cesse de se développer. Il n’a pas attendu l’annonce d’InVivo pour cela. Mais si un opérateur comme InVivo se met sur ce marché, cela ne fera que confirmer les hypothèses d’une fragilisation du modèle des exploitations françaises et de leur capacité à prendre en main tout ou partie de leur activité de production agricole.

Non seulement les exploitations agricoles familiales sont fragilisées, mais même celles de taille relativement conséquente le sont. Par ailleurs, qui aurait dit que les fermes céréalières allaient être autant déstabilisées par des défis internes (gestion de la main-d’œuvre, transmission/installation…) ou externes (marchés, politiques publiques…)  ?

Cela témoigne que des formes de production qui allaient de soi, ne sont que des contingences dans l’histoire et que les conditions de leur maintien ne sont plus acquises. Peut-être que pour InVivo, il s’agit d’une première étape pour sécuriser des capacités productives de plus en plus incertaines dans certains territoires. Une telle offre peut aussi permettre de maintenir certaines productions et faire tourner des outils industriels. 

L’élément de surprise pour moi est qu’un certain nombre de coopératives membres de l’union d’InVivo n’étaient pas toujours très enclines à penser ce type d’offre de prestations alors que d’autres n’appartenant pas à cette union avaient pu le développer. Je suis curieux de savoir comment les coopératives adhérentes ont réagi à l’annonce et la manière dont cette décision a été prise. Une question se pose également : celle du déploiement direct ou non d’une telle offre auprès des agriculteurs.

Le développement de telles offres signe-t-il l’arrêt de mort du modèle agricole familial français ?

Ce modèle n’a pas non plus attendu l’arrivée d’InVivo pour être profondément déstabilisé. La première adversaire de l’agriculture familiale française, c’est parfois la famille agricole française elle-même. Pour expliquer qu’en 2024, ce soit le premier groupe coopératif qui se lance, il faut regarder le fossé générationnel qui se creuse et le mur du renouvellement des générations qui approche.

Les incantations autour de la résilience du modèle de l’exploitation familiale ne suffisent plus. Certaines familles agricoles ne peuvent plus compter sur elles seules pour assumer l’acte productif et l’organisation du travail.

Et qu’en est-il des risques pour les filières ?

Certains acteurs ont bien compris qu’un certain nombre de terres peuvent complètement leur échapper. Le patrimoine prend souvent le pas sur l’économique. Combien de familles feront appel à des entreprises selon une logique de rente ? De telles logiques peuvent déstabiliser des empires comme InVivo. Si tous ceux qui travaillent habituellement avec des coopératives de cette union se mettent à déléguer à des entreprises tierces ou se trouvent dans l’incapacité de trouver des repreneurs, c’est un peu le début de la fin pour elles.

« Quelles seront les marges d’autonomie et de décision dudit chef d’exploitation », s'interroge François Purseigle. (©  Cédric Faimali/GFA)

Quelle sera la capacité des coopératives adhérentes du groupe InVivo à pouvoir encore organiser la production par elles-mêmes à l’échelle de leur propre territoire à partir du moment où l’union propose indépendamment une offre de régie ? Là encore, la spécialisation, voire la délocalisation de l’agriculture française n’a pas attendu l’offre d’InVivo pour faire son œuvre.

Des milliers d’agriculteurs, y compris sur des modèles familiaux, ont contribué à ce phénomène qui fait qu’aujourd’hui que trois quarts de la production française se font au-dessus d’une ligne Nantes-Lyon. Est-ce que cela peut s’accélérer ou pas ? Tout dépendra aussi des femmes et des hommes qui vont gérer ces entreprises agricoles et cette nouvelle offre de services.

Est-ce qu’ils prendront en considération certaines particularités locales ? Où sera mis le curseur dans l’orchestration de la production à l’échelle des territoires et quelles seront les productions concernées par une telle offre ? D’autres acteurs industriels suivront-ils le mouvement ?

Justement, quel type d’organisation pourrait être déployé pour ce service ?

C’est l’une des questions. Sur quelle figure professionnelle reposera-t-elle et quelles seront les marges d’autonomie et de décision dudit « chef d’exploitation » ? Est-ce qu’il s’agira de simples chefs de culture ? De « land managers » ? De régisseurs ? Ce n’est pas la même chose ! Ces derniers sont d’ailleurs une vieille figure de l’agriculture française.

Ils prenaient en régie la propriété familiale et devaient ensuite rendre des comptes au propriétaire bourgeois ou aristocrate. Évidemment, ce serait différent aujourd’hui. Le régisseur organise le budget, construit l’assolement… Le régisseur, c’est celui à qui on confie les clés. Ce n’est pas complètement la même chose qu’un chef de culture.

Les syndicats sont sceptiques, voire hostiles à l’avancée de la délégation intégrale. Comment l’analysez-vous ?

Les organisations professionnelles ne sont pas forcément claires là-dessus. Nous voyons des responsables professionnels victimes eux-mêmes de l’incapacité des politiques qu’ils ont défendues à permettre la reprise de leur propre exploitation. Le renouvellement des générations est une inquiétude depuis plusieurs décennies et malgré les millions investis, ça reste compliqué.

Reprise ou pas, l’organisation même du travail et l’acte de production deviennent de plus en plus compliqués à gérer. Le changement, c’est que le sujet de l’expansion de la délégation des travaux est moins tabou qu’avant et que nous ne pouvons plus mettre certaines réalités sous le tapis.

Est-ce que selon vous, les politiques doivent passer par la redéfinition de l’agriculteur actif défendue par certains syndicats ?

C’est devenu l’arlésienne. Ça fait plus de dix ans qu’on en parle, mais même au sein de l’Union européenne, il n’y a pas de consensus sur ce que doit être un agriculteur actif. C’est une définition qui doit se construire en tenant compte de la montée en complexité des fermes mais nous en sommes encore loin.

Avec presque un tiers des agriculteurs ayant au moins 60 ans, c’est un sujet qui est devenu hypersensible, au sein même des organisations professionnelles. Le tout en plein développement de la pluriactivité, qui plus est.

Tout ceci vient en fait buter sur la conception que nous avons de ce qu’est un agriculteur. À l’instar d’un industriel ou d’un commerçant, un chef d’exploitation agricole n’est pas forcément un patron qui doit ou peut assumer l’intégralité des tâches productives.

(1) Économiste, Geneviève Nguyen a notamment écrit avec François Purseigle plusieurs études sur le développement du travail à façon en agriculture.