« Je ne voudrais pas inquiéter les consommateurs mais si l’on ne réagit pas très rapidement, nous aurons demain un gros problème sur l’alimentation », alertait Philippe Leseure, directeur des filières du groupe Laiterie Saint-Denis-de-l’Hôtel (LSDH), dans l’émission Capital diffusée sur M6 le 5 mars dernier 2023.
L’entreprise, qui a fait des contrats tripartites son leitmotiv — elle fabrique notamment les produits de la marque « C’est qui le patron ? ! » — est une exception dans le paysage laitier. « Ces dernières années, nous avons multiplié par trois notre volume de collecte en recrutant de nouveaux producteurs », rapporte le professionnel, à La France Agricole. Mais la LSDH n’échappera pas à l’érosion du nombre d’élevages. « À effectif constant, nous prévoyons de passer de 443 à 392 livreurs d’ici à 2026, chiffre Philippe Leseure. Et ces départs ne seront pas compensés ».
« Adaptation » du parc industriel
Car c’est une tendance de fond : la collecte laitière française s’étiole (voir le tableau ci-dessous). « Les coopératives installent 750 jeunes par an, essentiellement en reprise d’une exploitation existante. Ce n’est pas suffisant », constate Pascal Le Brun, président de La Coopération laitière. « La raréfaction de la ressource laitère est une crainte bien réelle pour les transformateurs, appuie François-Xavier Huard, P-DG de la Fédération nationale de l'industrie laitière. La démographie des éleveurs n'est pas là pour rassurer, et le renouvellement des générations n'est pas acquis. »

Les choses semblent même s’accélérer. En témoigne la situation chez Sodiaal, première coopérative laitière française. « En 2022, nous accusons une baisse des livraisons de 2,4 %, contre –2 % en 2021, et –1,5 % en moyenne sur les cinq dernières années », indique Florence Monot, directrice générale de l'amont. Les litrages « libérés » lors des cessations d’activité ne sont plus absorbés par les producteurs restants. « Il y a un phénomène de saturation des élevages », relève-t-elle.
Dans ce contexte, Sodiaal mettra fin au volume et prix B en avril prochain. « À la sortie des quotas, c’était un garde-fou pour permettre le développement des exploitations sans pénaliser le prix payé. Désormais, nous sommes dans une autre ère. » Et avec moins de lait dans les citernes, « il faut orienter les transformations vers le maximum de valeur ajoutée », pointe Florence Monot. En conséquence, la coopérative a annoncé l’an passé un projet d’« adaptation » de son parc industriel. L’usine Candia de Campbon (Loire-Atlantique), spécialisée dans le lait UHT, fermera ses portes cette année.
L’arrêt du site de Saint-Martin-Belle-Roche (Saône-et-Loire), affecté aux ingrédients infantiles, est également à l’agenda. Sans compter la fin programmée des activités de séchage de l’usine de Malestroit (Morbihan), de l’une des deux tours situées à Bénestroff (Moselle), ainsi que des activités liées au lait infantile du site Montauban-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine).
Réduction d’activité
Moins de vaches laitières, cela ne fait pas non plus l’affaire des abattoirs, déjà secoués par la fonte du troupeau allaitant. « En 2022, la baisse du cheptel bovin a pour la première fois nettement impacté le secteur, occasionnant une réduction d'activité de plus de 4 % (voir le tableau ci-contre) », s’inquiète Vanessa Ibarlucea, directrice de la communication et des relations extérieures de Culture Viande.
Un tiers des adhérents de ce syndicat, qui représente les principaux acteurs français de l’abattage-découpe (66 % des tonnages de gros bovins), est d’ores et déjà passé de 5 à 4 jours hebdomadaires d’activité pour concentrer l’utilisation des lignes. Pour Boris Duflot, chef du département de l'économie de l’Institut de l’élevage (Idele), « il existe bien sûr un équilibre entre les capacités d’abattage et celles de production des élevages. La baisse du nombre de bovins à abattre peut donc perturber l’économie des abattoirs, car leur équilibre économique dépend dans une bonne mesure de la saturation de leurs capacités ». L’économiste estime que les situations sont à considérer de façon « territorialisée ».
« Les abattoirs sont davantage fragilisés si leur bassin traditionnel d’approvisionnement est en décroissance », analyste-t-il. Par ailleurs, « la situation peut être différente selon les types d’outils, entre les circuits longs, les circuits de proximité, les signes de qualité, établissements privés ou publics ». Et de souligner que « tout comme les éleveurs, les abattoirs subissent en ce moment les hausses de coûts énergétiques ».
Les importations menacent
Dans ce marasme ambiant émerge pourtant une donnée encourageante : « La demande française de bœuf semble solide en comparaison d’autres protéines animales, surtout pour le haché », observe l’Idele. Mais faute de disponibilités françaises, les importations pourraient encore gagner du terrain. Selon Culture Viande, elles représentaient déjà un quart de la consommation de viande bovine en 2022.
« La situation est préoccupante, insiste Vanessa Ibarlucea. Ces approvisionnements extérieurs concernent à la fois la restauration collective mais aussi les grandes surfaces. Lorsque leur niveau dépasse le quart des besoins, les viandes importées deviennent une nouvelle référence en termes de prix, surtout dans un contexte inflationniste. »
(1) Intitulée « Alimentation : manger 100 % français est-ce encore possible ? »