«Le phosphore absorbable par les plantes sous forme de H2PO4- (ou Pi pour phosphate inorganique) n’est qu’une minuscule partie du phosphore total du sol : environ 0,02 % », rappelle Claude Plassard, chercheuse à l’Inrae (1). Cet élément est majoritairement présent sous forme minérale, adsorbé sur le complexe argilo-humique (5 %) ou lié au calcium ou à l’aluminium (95 %) selon les contextes minéralogiques. On le trouve également sous forme organique.
Via différents processus, « les plantes sont capables d’aller chercher ces différentes formes de phosphore considérées comme bloquées », estime la spécialiste. Les racines, que la scientifique qualifie de « boîte à outils », sont en mesure d’acidifier ou d’alcaliniser leur environnement proche (rhizosphère), créant ainsi un espace très différent du reste du sol où le phosphore devient biodisponible. Elles présentent, selon les espèces, des morphologies et des architectures très diverses. « Certaines peuvent produire des ligands et des enzymes, être associées à des champignons mycorhiziens ou éventuellement à des bactéries solubilisatrices ou minéralisatrices », complète-t-elle.
Associer les espèces
Toutes ces caractéristiques peuvent être explorées pour optimiser la ressource en phosphore, via plusieurs leviers agronomiques. Profiter davantage des propriétés spécifiques des cultures en favorisant les associations telles que les mélanges céréales-légumineuses est l’un d’entre eux. « Le blé est très efficace pour aller chercher le phosphore dans la solution, alors que les légumineuses ont plutôt un comportement de solubilisation », explique-t-elle. Ces associations sont « en théorie, la meilleure solution », bien que la pratique soit limitée par plusieurs freins. La communauté scientifique estime que les espèces doivent être associées avec une grande proximité pour maximiser la facilitation. Le phosphore est en effet peu mobile et les processus en jeu ont lieu à courte distance des racines.
Autre possibilité : augmenter l’exploration du sol par les espèces. Cela peut se faire « soit par les racines elles-mêmes, soit par les champignons mycorhiziens, par le biais de techniques culturales qui favorisent l’enracinement et la mycorhization », précise la chercheuse. La symbiose que les racines mettent en place avec les champignons du sol permet aux végétaux de considérablement augmenter le volume exploré. Alors que les poils racinaires mesurent environ 1 millimètre de longueur, les hyphes des champignons peuvent atteindre plusieurs centimètres. Le diamètre très fin de ces filaments leur permet, par ailleurs, d’explorer des zones qui ne sont pas accessibles aux racines. Ces caractéristiques sont particulièrement importantes dans le cadre de l’absorption du phosphore, très peu mobile. À ce titre, la réduction du travail du sol, l’implantation de couverts d’interculture ou encore la réduction de l’usage de fongicides peuvent être intéressantes.
Une aide pour passer le stade jeune
Apports de champignons ou de bactéries stimulantes ou solubilisatrices : ces dernières années, des produits contenant des micro-organismes favorables ont vu le jour sur le marché. Pascal Denoroy, président d’honneur du Comifer, estime que ces leviers peuvent être intéressants pour aider les cultures à passer une phase critique, comme faire démarrer une culture sur sols froids, ou la sécuriser en cas de risque de maladie du sol ou d’attaques d’oiseaux. Ce sont les stades jeunes qui sont les plus sensibles à la carence. « À ce moment-là, il y a un déséquilibre entre les besoins de croissance et la capacité du système racinaire à y répondre, rappelle le spécialiste. Au fur et à mesure que la plante se développe, le système racinaire croît plus vite que les parties aériennes en proportion et ça se rééquilibre. »
Toutefois, il appelle à la vigilance : « Le souci avec ces approches, qui amènent les plantes à mieux exploiter le phosphate du sol, c’est qu’elles peuvent entraîner un appauvrissement de la ressource sur le long terme si on ne compense pas les exportations. Sur un sol riche en phosphore, cela n’est pas très problématique, mais attention pour les sols peu pourvus, proches des seuils de carence. Il faut être vigilant pour maintenir l’équilibre du bilan. »
D’autre part, il souligne l’importance de bien étudier la balance coût/bénéfice de ces produits, ainsi que leur potentiel de survie : les micro-organismes exogènes n’ont pas nécessairement une durée de vie longue une fois appliqués sur un sol. Cette caractéristique n’est toutefois pas nécessairement préjudiciable si l’objectif est d’aider la culture pendant une courte période.
Fertilisation azotée
Autre levier disponible : l’utilisation « à bon escient » de la fertilisation azotée. Claude Plassard explique : « Il faut savoir sous quelle forme se trouve le phosphore dans le sol. S’il est plutôt lié au calcium, ce qui est généralement le cas en France, il vaudrait mieux apporter une fertilisation ammoniacale. Celle-ci va entraîner une acidification du sol, favorable à la dissolution des phosphates de calcium, donc à l’amélioration de la nutrition phosphatée de la plante. À l’inverse, si le phosphore est lié au fer ou à l’aluminium, les apports sous forme de nitrate sont recommandés. »
Enfin, à plus long terme, elle évoque le levier variétal : « Pourrait-on imaginer de nouveaux critères de sélection basés sur des critères impliqués dans l’acquisition du phosphore ? », se questionne-t-elle. Ils pourraient, par exemple, être relatifs à l’exploration du sol (architecture racinaire), ou encore à la capacité à s’associer à des micro-organismes d’intérêt. Elle attire l’attention sur un effet collatéral négatif de la sélection de ces dernières années : « Ce dont on s’est aperçu sur blé dur, c’est que les plantes sélectionnées pour leur résistance aux champignons pathogènes étaient aussi résistantes à la mycorhization. Les mécanismes en jeu sont proches. »
(1) Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.