Samedi 1er aout 1914. Dans les champs de la ferme de Champagne, à Savigny-sur-Orge (aujourd’hui Essonne), Henri Félix, le mécanicien, est au tracteur et Léon Petit, son patron, sur la moissonneuse-lieuse. Pour récolter les 100 ha de blés que compte l’exploitation, dix jours devraient suffire. On est à la pointe du progrès technique. Vers 16 h, tout s’arrête : la bonne accourt pour annoncer la mobilisation. C’est la guerre ! Félix propose de terminer le dernier carré et de mettre son père sur la moissonneuse : en une heure tout sera terminé. « Non, non, réplique Monsieur Louis. Va voir ta femme car elle doit être en pleurs. » Il était marié depuis à peine trois mois.
Soixante-dix ans plus tard, Henri Félix est intarissable sur la vie à la ferme avant 1914. C’est grâce à ce type de témoignages que tout un univers agricole resurgit, à plus d’un siècle de distance. Et avec lui le personnage du mécanicien agricole, qui mérite toute notre attention. L’entretien que j’ai pu réaliser avec lui, le 24 novembre 1984, permet de comprendre comment on en était arrivé là.
En 1908, Henri Félix effectue les premiers essais de tracteurs agricoles.
« Louis Félix, mon père, né en Wallonie, est arrivé en France en 1867 avec ses deux frères, pour rejoindre leur oncle déjà cultivateur à Moigny, près de Milly-la-Frorêt. Ils se sont embauchés à la ferme de Champagne, tenue alors par Charles Petit. Mon père fut pris comme mécanicien d’entretien et chauffeur-distillateur ; mon oncle Joseph comme chef de culture et l’oncle Baptiste comme jardinier ». Cinquante ans durant, Louis Félix travaille chez les Petit, qui dirigent cette ferme de plus de 200 ha depuis le milieu du XVIIIe siècle. Joseph Félix supervise les travaux de la ferme et assure la comptabilité. La mère de Louis est la cuisinière. Lorsque Henri Petit succède à son père dans les années 1870, il possède une autre ferme à Igny, spécialisée dans la culture des fraises et des framboises, qu’il fait livrer aux Halles avec des pommes de terre. Son régisseur n’est autre qu’Eugène Félix, le fils de Joseph. Né en 1889, Henri a suivi depuis son enfance la modernisation de l’exploitation : il en a été même l’un des agents.
« Après mon certificat d’études, mon père me trouve une place en apprentissage, sans me demander mon avis, comme charron-forgeron, à la Cour de France, à Juvisy. Le réveil était à cinq heures et les conditions difficiles. Ensuite je fus apprenti mécanicien chez Filtz, pendant deux ans et c’est là que j’ai vu les premiers tracteurs ». De fait, le nouveau patron, Léon Petit est un adepte de la mécanisation. « Nous avions deux moissonneuses-lieuses : la première arrivée en 1902 et la seconde vers 1905 ». En novembre 1908, Henri effectue les premiers essais de tracteurs agricoles à la ferme de Champagne, devant le ministre de l’Agriculture : des modèles avec câbles fonctionnant selon le système de touage (remorquage par câble fixé au bout du champ). Après son service militaire de 1909 à 1912, il est affecté à la ferme de Champagne comme mécanicien. En 1912, il réalise une démonstration de tracteur devant des délégations étrangères. Deux ans plus tard on comprend bien pourquoi Léon Petit et Henri Félix le conduisaient alternativement lors de la moisson.