Ce serait le « coup de grâce » après un ensemble de « politiques européennes successives qui ont participé à l’inflation du prix des engrais », dénonce l’Association générale des producteurs de blé (AGPB). Référence est faite ici au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF, ou CBAM en anglais), qui doit pleinement s’appliquer à l’échelle de l’Union européenne au 1er janvier 2026. Au contraire, l’Union des industries de la fertilisation (Unifa) défend des mesures qui visent à redonner de la compétitivité à l’industrie européenne.

Le MACF est une réglementation européenne qui a pour objectif d’inciter les industries les plus émettrices de gaz à effet de serre (acier, ciment… mais aussi engrais) à se décarboner. Elles doivent ainsi payer des crédits carbone. Jusqu’alors, par une mesure transitoire, ces crédits étaient « gratuits », mais ce ne sera plus le cas à partir du 1er janvier prochain. Pour compenser la concurrence que cela crée vis-à-vis des industries des pays tiers qui n’ont pas les mêmes exigences, l’Union a imaginé une barrière douanière qu’elle entend appliquer aux produits importés. « Sans ce rétablissement d’une concurrence loyale, les producteurs français et européens seraient en situation intenable », explique Jacques Fourmanoir, président de l’Union des industries françaises de la fertilisation (Unifa). Or, cette industrie de proximité est « un moyen de sécurisation pour les agriculteurs », défend-il.

Un impact « considérable »

Mais l’AGPB s’inquiète des répercussions. Selon le syndicat, qui s’est basé sur un outil proposé par la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), l’autorité compétente sur le sujet en France, l’implémentation de cette taxe représenterait un surplus de 120 €/t de solution azotée (actuellement autour de 350 €/t) et de 144 €/t d’urée (actuellement autour de 450 €/t). Ces deux formes azotées sont quasi exclusivement importées par l’Union européenne. Et ces hausses sont jugées « ingérables pour les agriculteurs ». L’Unifa, quant à elle, reste prudente sur ces estimations : selon l’organisation, les éléments actuellement disponibles pour évaluer ce coût ne sont pas suffisamment précis. « Communiquer sur un chiffre aujourd’hui, c’est très hasardeux », considère ainsi Jacques Fourmanoir.

Selon une étude réalisée par les économistes de la Commission européenne et de la FAO, publiée en juillet dernier, le MACF aura un impact « considérable » sur les engrais. S’il réduirait effectivement la dépendance aux importations, il aurait aussi pour conséquence d’augmenter les prix européens des engrais à l’horizon de 2040 : +12 % pour l’azote, +4 % pour la potasse et +3 % pour le phosphore, estiment les auteurs. Ils évoquent également des baisses de production agricole en Europe, qui pourraient « être critiques pour une partie des agriculteurs ».

Disponibilité des volumes

Outre l’impact potentiel sur les prix, « les importateurs nous alertent en nous disant que si le MACF s’applique, ils arrêtent d’importer des engrais », s’alarme Cédric Benoist, secrétaire général adjoint de l’AGPB. Ils seraient en effet, selon lui, confrontés à des mesures jugées trop importantes. Finalement, « cela risque d’isoler le marché de l’approvisionnement européen, qui serait uniquement à la main des producteurs européens », regrette-t-il, craignant que ces derniers aient « le champ libre pour pratiquer des tarifications à leur guise ».

« Les importations vont se poursuivre, mais dans des conditions loyales, assure de son côté Jacques Fourmanoir. Il n’y a pas de pénurie à craindre, dès l’instant où chacun intervient en anticipation et en répartition de l’activité tout au long de l’année. » Il appelle ainsi les acheteurs à lisser leurs commandes, y compris à des périodes où l’activité est faible et la tension sur les prix moins élevée. Les usines européennes ne tournent par ailleurs pas à plein régime, rappelle-t-il : « Il reste des capacités disponibles, aux alentours de 20 à 30 % des volumes produits actuellement. » L’AGPB, quant à elle, ne croit pas au schéma de hausse de production présagée, estimant que les volumes européens ne pourront pas suppléer au manque que la situation générerait. Elle demande une exemption du MACF pour le secteur des engrais, ou des mesures de compensation.

Origines russes

Ce n’est pas la première fois que les points de vue s’opposent sur les conséquences de nouvelles politiques fiscales sur les engrais. En février 2025, l’Union européenne a proposé, puis acté en mai, la mise en place progressive de taxes dissuasives sur les importations d’engrais d’origine russe. Elles sont entrées en vigueur au 1er juillet dernier. « Les importations en provenance de la Russie sont passées de 402 000 tonnes en 2021 à 750 000 tonnes en 2024 et 2025 et cette dépendance est extrêmement périlleuse pour les agriculteurs », justifie Jacques Fourmanoir. Au travers de cette décision, Bruxelles entend en effet la freiner, et stimuler la production européenne.

Déjà, lors de ces annonces, représentants d’agriculteurs et des producteurs d’engrais ne se sont pas accordés sur l’impact prix potentiel : les premiers craignaient une hausse substantielle, contrairement aux seconds. Pour la quantifier, l’AGPB a mené un sondage auprès d’agriculteurs français une fois les mesures appliquées. Et d’après les éléments recueillis et dévoilés au début d'octobre, les prix payés par les agriculteurs pour les engrais azotés ont « nettement » augmenté : +10 % pour l’ammonitrate, +14 % pour l’urée et +19 % pour la solution azotée entre les périodes d’avril à août 2024 et 2025.

En compensation des mesures contre les engrais russes, la Commission européenne a proposé, à la fin d'août, une baisse des droits de douane sur certains engrais américains. L’AGPB a salué cette annonce, qui doit par ailleurs encore être validée par le Conseil, mais estime que cela ne résoudrait pas la situation. Les volumes qui seraient rendus disponibles en Europe sont jugés trop faibles : « Le marché est également tendu aux États-Unis », assure Cédric Benoist. Le syndicat demande une abrogation de « toutes les barrières douanières sur les autres origines ». Ce à quoi Jacques Fourmanoir réagit en estimant que les mesures de protection de l’industrie européenne des fertilisants sont « aussi une protection apportée aux agriculteurs ». Il n’en reste pas moins qu’à court terme, le prix des engrais pose question aux producteurs, et d’autant plus dans un contexte où les coûts de production des cultures ne sont pas couverts par les prix de marché.