Ce qui surprend à la lecture de votre livre, c’est votre absence de crainte à aborder le monde agricole par ses complexités. Est-ce que l'analyse de la crise agricole pâtit de ce manque de complexité ?
Julien Denormandie : J’ai la conviction que la maladie la plus terrible des débats actuels, c’est le simplisme. Au contraire, notre livre se termine par une rencontre avec Edgar Morin, le penseur de la complexité. S’il y a bien un secteur qui mérite d’être pensé par la complexité, c’est bien l’agriculture parce qu’il touche au vivant. Les sujets ne sont jamais blanc ou noir : le glyphosate, le carbone dans les sols, notre rapport à l’alimentation, les accords commerciaux… On peut allonger la liste tant qu’on veut. L’agriculture est une ode à la complexité.
Erik Orsenna : Je crois qu’on ne devrait pas avoir le droit d’écrire l’agriculture au singulier. Il n’y a que des agricultures. À l’origine, notre livre devait s’appeler « Voyage au cœur de nos contradictions ». Ce titre de travail dévoilait bien notre projet de ne pas céder au simplisme.
Le risque n’est-il pas d’ajouter encore des injonctions contradictoires ?
Erik Orsenna : Non seulement, les agriculteurs sont au centre d’injonctions contradictoires mais ils ressentent qu’un pacte a été rompu entre eux et la société. Ils l’ont dit pendant les manifestations. C’est la révolte de ceux sans qui nous ne vivrions pas. C’est pourquoi nous avons voulu, Julien et moi, leur dire merci à travers ce livre. Toutes ces contradictions sont insupportables à vivre si vous ne présentez pas une vision claire de vers où nous devons aller.
Julien Denormandie : Ce point que souligne Erik, sur la nécessité d’une vision claire, est essentiel. Ce n’est pas parce que les sujets sont complexes qu’ils empêchent d’avoir cette vision. Celle que nous avons, Erik et moi, donne son titre au livre : produire sans dévaster. Produire n’est pas un gros mot. Nous en avons besoin pour la France mais aussi pour le monde. Mais il nous faut réussir à produire sans dévaster notre environnement, nos agriculteurs, nos solidarités et notre propre société. Ce livre est un voyage en France et à l’étranger et il montre le chemin pour y parvenir.
Pourquoi l’avoir écrit à deux alors que vous n’avez pas la même histoire politique et pouvez même vous opposer sur certains sujets ?
Erik Orsenna : C’est justement cette rencontre qui est une richesse. L’amitié permet d’agrandir la vie. Nous sommes de deux générations complémentaires. Nous avons des compétences complémentaires : Julien, l’agronome et moi, l’économiste des matières premières. J’ai appris au contact de Julien, et inversement. C’est cette différence qui nous a poussés à tisser un lien de confiance, même si nous ne sommes pas toujours d’accord sur les moyens d’agir. D’ailleurs, nous ne nous en cachons pas.
Julien Denormandie : Le voyage que nous avons décrit dans ce livre est nourri de nos propres convictions. Nous sommes d’accord sur la vision mais nous avons des débats, parfois des désaccords, pour y parvenir. Sur Ecophyto mais aussi sur les néonicotinoïdes, sur la politique agricole commune… Là où nous sommes en phase, c’est sur un point essentiel : les agriculteurs ne demandent pas un retour en arrière, ils demandent à aller de l’avant mais en étant aidés, c’est-à-dire en ayant les possibilités d’agir. Cela nécessite d’aborder les sujets essentiels comme le revenu des agriculteurs, l’innovation, les clauses miroirs… Notre attelage est fait de cette complexité. Ce livre appelle à cette réconciliation.
Comment réagissez-vous aux manifestations récentes des agriculteurs ?
Erik Orsenna : Quand ils disent qu’on marche sur la tête, c’est vrai. Je suis sidéré de voir le paradoxe des Français : à entendre certains, on a l’impression qu’ils ne s’intéressent à l’agriculture que deux semaines dans l’année, au moment du Salon de l’agriculture. On est arrivé à dissocier l’agriculteur du repas qu’on fait chaque jour. Moi, je revendique de ne pas l’oublier. Je suis un académicien en bottes.
Julien Denormandie : Cette reconnaissance vis-à-vis des agriculteurs est essentielle. Nous avons voulu témoigner de la nôtre. Nous l’avons écrit bien avant les manifestations mais elles viennent prouver l’urgence du besoin de dire et d’entendre un « merci » à celles et ceux qui nous sont essentiels. Je retiens ce slogan que j’ai vu dans les manifestations : « Aimez-nous et nous ferons le reste ». Il m’a touché parce que l’amour, c’est la confiance, c’est aussi une forme de pacte sur la durée. Il dit bien qu’il faut croire dans les agriculteurs, qu’ils iront de l’avant, et qu’il ne faut pas se contenter de leur imposer des injonctions.
Quel nouveau contrat espérez-vous voir se nouer entre la société et les agriculteurs ?
Julien Denormandie : L’enjeu, c’est la prise de conscience de la valeur de l’alimentation. Avec cet objectif, nous explorerons tous les aspects pratiques associés : retrouver le sens du repas, respecter les origines géographiques, ne pas importer ce que nous ne voulons pas produire, s’interroger sur la captation du revenu agricole, oser innover, garder des sols vivants… Je fais mienne la phrase d’Edgard Pisani, illustre ministre de l’Agriculture : la bonne politique, c’est la vision (pour nos agricultures) et le quotidien (pour les agriculteurs) ; la mauvaise, c’est juste une boîte à outils.
Erik Orsenna : Il n’est pas supportable de voir qu’on tape sur les agriculteurs à chaque fois qu’il y a un problème. On détruit l’essentiel, bien au-delà du secteur agricole. Parce que l’alimentation, c’est la démocratie. La table du repas, c’est le lieu du partage, le moment où tisser des liens.
Julien Denormandie : Notre pays a déjà connu la désindustrialisation. Comme l’a dit le président de la République pendant la crise Covid, il serait fou de déléguer à autrui notre alimentation. D’autant plus que notre pays est agricole, comme le montre le beau mot de paysan.
Erik Orsenna, vous avouez votre jalousie pour le poste de ministre de l’Agriculture. Julien Denormandie, vous l’avez exercé. Est-ce le bon endroit pour agir ?
Julien Denormandie : Assurément, c’est un poste clé pour se battre en faveur de cette vision pour l’agriculture et le pays. C’est là où vous vivez pleinement l’exigence qu’avait résumé Edgard Pisani. Je me souviens de mon discours sur le perron à mon arrivée au ministère. J’avais parlé de souveraineté alimentaire. Beaucoup de commentateurs m’avaient regardé avec des grands yeux. Aujourd’hui plus personne ne doute de l’importance de cette notion.
Retrouver la valeur de l’alimentation, est-ce juste une bonne résolution qui va être noyée par la marée montante de la précarité, en particulier chez les jeunes ?
Erik Orsenna : C’est un défi supplémentaire. 16 % des jeunes ne mangent pas à leur faim. Il y a une vraie précarité alimentaire qui traduit l’accroissement des inégalités. Ça me met en colère et c’est une preuve qu’il faut s’attaquer à la question de l’alimentation rapidement.
Julien Denormandie : En tous les cas, ce serait une folie de croire que le pouvoir d’achat des Français pourrait être financé par le revenu des agriculteurs.
Nourrir sans dévaster, Erik Orsenna et Julien Denormandie, éditions Flammarion, 343 p., 23 euros.
