"Les événements extrêmes tels que ceux de l’été 2022 mettent en perspective le climat futur des prochaines décennies." C’est la leçon tirée par Jean-Michel Soubeyroux, climatologue à Météo-France. Il intervenait lors du congrès de l'Association française de droit rural, organisé à Toulouse les 14 et 15 octobre 2022. Cette année, il avait  pour thématique "l'eau et l'agriculture".

"Ce climat futur est marqué par une accentuation du déséquilibre entre le besoin en eau des plantes notamment pendant la période de végétation et la disponibilité de la ressource à ce moment-là", estime le scientifique tout en considérant qu’il sera "de plus en plus en difficile de cultiver l’été sans irrigation".

Rehausser l’ambition

C'est dans ce contexte que Benoit Grimonprez, professeur de droit privé à l'Université de Poitiers, s'est interrogé sur l'efficacité actuelle des règles juridiques chargées de prévenir et de résoudre les situations liées aux sécheresses. Des progrès restent à faire.

"Le changement climatique va contraindre l’agriculture à l’adaptation. Le droit va devoir être la hauteur de l’intensité de ces changements et ne pourra se contenter comme aujourd’hui d’une petite réglementation bureaucratique.  En s’appuyant sur les territoires, il va devoir oser créer des instruments beaucoup plus innovants et ambitieux pour organiser le juste partage de la ressource en eau", estime-t-il.

L’exceptionnel supplante l’habituel

Sur le dispositif de planification des prélèvements de la ressource en eau qui conduit à la délimitation de zones de répartition des eaux (ZRE), l’universitaire observe qu’il devient de plus en plus théorique : "Ces règles cèdent à un régime de crise qui lui est prévu pour des pénuries en principe complètement exceptionnelles." 

Ce régime de crise c’est celui qui conduit aux arrêtés sécheresse des préfets. Le 2 août 2022, tous les départements de France étaient concernés par de tels arrêtés.

L’universitaire s’est aussi penché sur la question des réserves d’eau dont l’objectif est d’augmenter le volume d’eau disponible. Sur le plan juridique, "il ne faut surtout pas confondre l’autorisation d’un ouvrage d’un certain volume et l’autorisation de pomper dans le milieu un certain volume, prévient Benoit Grimonprez.  Ce n’est pas parce que vous possédez le contenant que vous disposez du contenu".

Le remplissage de ces réserves est conditionné par l‘état de la ressource en eau en fonction de la pluviosité hivernale, de la structure des nappes phréatiques, du nombre de retenues à alimenter et des autres besoins à satisfaire. " Quand on applique cela, alors il n’est plus possible d’accuser les bassines de tous les maux, ni d’y voir la panacée", estime le juriste.

"Désadministrativer" le droit de l’eau

Benoit Grimonprez dénonce également un droit de l’eau « outrageusement réglementaire ». « On a affaire à des procédures longues, complexes, complètement vulnérables aux recours en justice. C’est un droit inintelligible, peu accessible tant aux agriculteurs, aux associations, aux citoyens qui racontent n’importe quoi et même les fonctionnaires des préfectures que j’ai souvent vus noyés. » Il est aussi particulièrement critique au sujet du ministère de la Transition écologique accusé de « réinventer l’eau chaude en promettant des chantiers de planification à l’échelle territoriale qui existe depuis des décennies ».

L’universitaire pose sur la table plusieurs mesures pour améliorer ce droit de l’eau. Il propose de le "désadministrativer" par une refonte de la gouvernance de l’eau au niveau territorial :  "Actuellement, nous avons des instances sur les territoires, les comités de bassin, les commissions locales de l’eau qui sont chargées d’élaborer localement la planification de la gestion de la ressource. Mais ce sont surtout des instances politiques qui vont définir de grandes orientations. Or tout le volet opérationnel, le cambouis, reste entre les mains sales du préfet. C’est parce que c’est le préfet qui décide qu’on a un droit extrêmement administratif pour orchestrer jusqu’aux moindres détails l’action des services de l’État. Des services qui sont au passage débordés, sous-dotés et soumis à des pressions politiques, observe le professeur de droit. On ne sortira de cette spirale infernale, à mon avis, que si on décide d’une vraie décentralisation de la gestion de l’eau."

L’exemple de la Vienne

Il prend pour exemple le protocole d’accord du bassin du Clain conclu dans la Vienne après trois années de concertation. Il prévoit la construction de 30 réserves d’eau et la création d’un groupement d’intérêt public en tant qu’outil de gouvernance. 153 exploitations agricoles sont concernées.

"Ce GIP serait une maison commune de l’eau qui rassemblerait toutes les parties prenantes de l’eau du bassin. Cette maison de l’eau piloterait les études scientifiques, les volumes qui en découlent, leur répartition. Cela absorberait les compétences de l’organisme unique de gestion collective (OUGC), le contrôle des usages et le projet de territoire mis en place. Du coup, le préfet, en main propre cette fois, se contenterait de garantir les grands principes et de parapher les décisions issues de la délibération collective", décrit Benoit Grimonprez.

Le gouvernement croit toujours aux PTGE

Il ne croit pas aux projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) promus par le gouvernement pour animer la gestion locale de la ressource en eau.  « Ils sont toujours hors la loi. Tout ce qu’un PTGE peut promettre n’engage que ceux qui y croient et n’a aucune incidence sur les autorisations d’ouvrages ou de prélèvement », estime-t-il.

Le gouvernement croit pourtant toujours en cet outil. Pour preuve, la récente position Bérangère Couillard, secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique. Elle était interrogée le 12 octobre par Lisa Belluco, députée de la Vienne (Nupes), qui pointait du doigt le projet de construction des 30 réserves du bassin du Clain et l’absence de PTGE dans le département. "Il faut généraliser les PTGE sur l’ensemble du territoire et je regrette comme vous que la Vienne n’en ait pas", lui a répondu Bérangère Couillard.

Pour lever les difficultés liées au déploiement des PTGE, un rapport publié le 19 septembre par le CGEDD (1) et le CGAAER (2), missionnés par le gouvernement, a formulé plusieurs recommandations.

Mais là aussi, Benoit Grimonprez n’y croit pas : "Le rapport préconise une labellisation des PTGE avec un cahier des charges. Encore une option bâtarde, compliquée à articuler avec la réglementation existante. La grande erreur est de confondre droit souple et droit mou. On peut concevoir des outils, flexibles, malléables, discutés, négociés, mais une fois qu’on les adapte, ils s’imposent et s’opposent [NDLR : juridiquement]." Il dénonce ce "droit mou" qui devrait laisser place à la "force consubstantielle du droit", selon lui.

Réserver un accès prioritaire à l’agriculture

Le professeur de droit dénonce également un arbitrage trop grossier entre les différents accès à l’eau lorsque celle-ci vient à manquer : "Ce qui est jugé prioritaire dans le code de l’environnement, outre l’hygiène et la santé, c’est l’alimentation en eau potable alors qu’on sait que ce réseau d’eau potable sert à de multiples usages y compris d’agrément qui ne sont pas du tout essentiels comme les piscines. Seuls des arrêtés de crise aujourd’hui finalement vont pouvoir discriminer entre les différents usages domestiques."

Le constat est aussi valable concernant les usages économiques. "La loi les met tous sur le même plan. Pourtant, il me semble qu’à la différence du canoé-kayak ou du paddle, la production agricole est vitale pour la souveraineté alimentaire. À ce titre, elle devrait se voir réserver un accès prioritaire à la ressource disponible."

Mais pour faire passer la pilule plus facilement socialement, l’universitaire plaide pour un encadrement plus contraignant des autorisations d’irrigation.  

"Actuellement, il n‘y a pas de condition de bon usage de l’eau dans la répartition des volumes. Face à un quota d’eau, chaque exploitation détermine à sa propre stratégie. D’où l’idée que la police de l’eau intègre dans sa propre matrice des préceptes de ce qu’on pourrait appeler l’irrigation de résilience, celle qui vise une conduite optimisée des productions et non à une maximisation des rendements. Techniquement, cela conduirait à créer une écoconditionnalité des autorisations d’irrigation."

Les eaux usées et les retenues collinaires en attente

Si les propositions ne sont pas pour l’instant à l’ordre du jour du gouvernement et du Parlement, des évolutions réglementaires sont en cours de discussion. C’est notamment le cas de la simplification des démarches pour construire des retenues collinaires de moins de 150 000 mètres cubes d’eau. Une proposition de loi déposée au Sénat le 18 juillet veut les soumettre à une simple déclaration.

Actuellement, ces ouvrages sont « soumis à autorisation ou à déclaration suivant les dangers qu’ils présentent et la gravité de leurs effets sur la ressource en eau et les écosystèmes aquatiques compte tenu notamment de l’existence des zones et périmètres institués pour la protection de l’eau et des milieux aquatiques […] », précise l’exposé des motifs du texte qui n’a pour l’instant pas encore été débattu en commission et dans l’Hémicycle.

Des avancées sont également attendues concernant la réutilisation des eaux usées pour l’irrigation. Un règlement européen applicable en juin 2023 définit les exigences minimales de qualité de l’eau afin que cette pratique soit effectuée en toute sécurité. Au niveau français, un décret du 10 mars 2022 est d’ailleurs venu modifier les conditions dans lesquelles les eaux usées traitées pour accroître leur utilisation. Un texte complété récemment par un arrêté du 28 juillet 2022.  Dans le cadre des Assises de l’eau de 2020, le gouvernement avait confirmé à l’époque l’intérêt de réutiliser ces eaux en fixant un objectif national de tripler, d’ici à 2025 et tout usage compris, les volumes d’eaux non conventionnelles (eaux usées traitées, eaux grises, eaux de pluie…) utilisés.

Transformer l'essai du Varenne

Si la concrétisation des promesses des Assises de l’eau clôturées en juin 2019 avance, le gouvernement doit encore faire fructifier les travaux du Varenne de l’eau qui se sont conclus le 1er février 2022. Interrogé par La France Agricole le 7 octobre 2022, Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, avait d’ailleurs déclaré vouloir réaliser une revenue des projets arrêtés dans le cadre du Varenne. «  Il y a des projets, et maintenant, il faut qu'ils déroulent », avait-il confié avant de marteler la nécessiter de « créer des ouvrages pour collecter la ressource en eau ».

(1) Conseil général de l’environnement et du développement durable.

(2) Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux.