L’instabilité gouvernementale a-t-elle joué un rôle lors des dernières mobilisations ?
Le fait qu’il n’y avait plus d’interlocuteur à la tête de l’État, à Matignon, compliquait la donne. Cela conduit certains syndicats à être plutôt dans l’attente. Certains agriculteurs se disent à quoi bon descendre dans la rue sans interlocuteur. À cela s’ajoutent des attentes qui ne sont pas toujours claires et qui ne sont pas partagées.
Les syndicats agricoles marchent sur des œufs car cet acte II s’inscrit dans un mouvement social plus large avec des plans sociaux en perspective chez Michelin, Arcelor Mittal… Cela complique la donne en matière de visibilité. Même si médiatiquement l’acte II a été bien couvert, il ne l’a pas été autant que l’acte I avec une actualité politique et géopolitique très forte.
Les partis politiques arrivent-ils à apporter une réponse aux attentes des agriculteurs ?
Instabilité politique ou pas, les partis politiques ne sont pas prêts à répondre aux attentes des agriculteurs au-delà de mesures conjoncturelles. Ils restent tiraillés sur ce que doit être l’agriculture de demain. Ils sont, pour la plupart, dans l’incapacité de proposer un projet pour l’agriculture française. En face, les agriculteurs ne savent pas où ils doivent aller à l’échelle de leur exploitation. Ils espèrent, a minima, non pas qu’on sache les choses pour eux, mais une dynamique positive de coconstruction d’un avenir partagé.
Cette crise se nourrit du manque de perspective. Au cours d’une réunion d’agriculteurs à laquelle j’ai assisté récemment, je les ai sentis comme assommés, abattus. Si je devais utiliser un terme de sociologue, ils sont dans une situation d’anomie, c’est-à-dire une situation d’indétermination des rôles.
Aujourd’hui, il n’y a pas d’ambition agricole partagée au sein de la profession, ni entre la profession et l’État, les industriels et les citoyens. Ce qui explique que certains préfèrent rester chez eux. Le taux de participation de 44 % aux dernières élections professionnelles de 2019 en témoigne.
L’engagement syndical des agriculteurs est-il en perte de vitesse ?
Sur le terrain, on constate que quelles que soient les organisations syndicales, les réunions et les assemblées générales faiblissent en nombre de participants. Quand vous participez à des réunions régulièrement, vous voyez que ce sont surtout des têtes grises qui sont là avec des rangs assez clairsemés.
Il y a eu un petit élan d’adhésions suite à l’acte I, mais cela faisait quand même très longtemps que les organisations peinaient à renouveler. Les troupes sont maigrelettes dans certains départements quelle que soit l’organisation. 30 % des agriculteurs se déclarent proches d’aucune organisation syndicale je le rappelle. Et on peut faire le pari que nombre d’entre eux n’iront pas voter aux prochaines élections.
Le fossé idéologique se creuse-t-il entre les syndicats ?
Dans nos travaux, nous avons réussi à identifier quatre profils types d’agriculteurs qui diffèrent pour des raisons sociales, économiques et politiques : les écologistes socio-altermondialistes, les libéraux pro-européens, les conservateurs floués et les conservateurs identitaires et agrariens.

Les organisations syndicales font écho à ces différents profils. Chaque organisation syndicale chercherait plus ou moins à atteindre sa clientèle, sauf peut-être la FNSEA et JA qui entendent répondre à une pluralité d’attentes et à embrasser large. D’autres ont fait le choix d’abandonner certaines attentes. Les écologistes sociaux-altermondialistes et la Confédération paysanne font peu de cas des revendications portées par certains agriculteurs. La Confédération paysanne s’adresse avant tout au public qui se qualifie de paysans.
Ce resserrement de cible a-t-il des incidences pour la Confédération paysanne ?
Le pôle de la gauche paysanne est moins fourni que les autres, et la Confédération paysanne a aussi perdu des agriculteurs de gauche au profit des FDSEA et JA car un certain nombre d’entre eux ne se retrouvent pas dans la participation à certains mouvements. Certains agriculteurs du Sud-Ouest qui votent socialiste ou radical-socialiste disent par exemple qu’ils ne voteront pas pour la Confédération paysanne, car ils n’acceptent pas de voir des « paysans » participer à des formes de contestation qui remettent en question l’acte de production comme les manifestations anti-bassines.
Le salut de la Confédération paysanne passe par l’arrivée dans l’agriculture de ces jeunes mieux formés, très bien dotés culturellement, qui cherchent une sobriété heureuse et qui rêvent de microfermes. Sauf que pour l’instant ces jeunes ne permettent pas de compenser les départs importants à la retraite de ces vieux militants de la gauche paysanne.
Quelle cible d’agriculteurs vise de son côté la Coordination rurale ?
La Coordination rurale fait des conservateurs floués, ceux qui se sentent des perdants, sa cible numéro une, mais elle ne remet pas pour autant en cause certains schémas productifs. C’est ce qui explique qu’il peut y avoir des porosités entre le profil des conservateurs floués et des conservateurs agrariens.