Quel est votre lien au monde agricole ?
Je suis né et j’ai grandi à Paris. C’est à l’occasion d’un précédent projet que je me suis retrouvé par hasard dans un marché aux bestiaux en Bourgogne. L’endroit m’a sitôt fasciné. C’était il y a dix ans. J’ai tout de suite eu envie d’y faire un film. Mais il m’a semblé d’abord essentiel de comprendre et d’apprendre le monde agricole. Je suis ainsi parti à la rencontre d’éleveurs et de leur entourage pendant plusieurs années.
J’ai ouvert mes yeux et mes oreilles. C’est cela mon lien à l’agriculture : plus de cinq années d’enquête et un film qui n’a cessé d’être modifié pendant sa préparation au contact des personnes que je croisais. Les acteurs, Diane Rouxel et Finnegan Oldfield en particulier, ont également passé beaucoup de temps sur de vraies exploitations pour se préparer.
Toute l’équipe a par ailleurs bénéficié de l’enfance agricole de l’acteur Olivier Gourmet qui a grandi sur une ferme en Belgique. Son père était à la fois éleveur et marchand de bestiaux. Son frère a repris l’exploitation familiale. Donc, lui était très à l’aise avec les bêtes et avec le milieu.
En plus, au-delà du marché aux bestiaux, nous avons filmé sur trois exploitations différentes, en activité, et en présence de leurs éleveurs. Si nous ne faisions pas bien les choses, ils étaient là pour nous le faire remarquer.
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Dans votre film, vous vous en prenez à la Safer qui, selon vous, plutôt que de limiter l’agrandissement, semble les favoriser. Pourquoi avoir choisi cet angle ?
Surtout, je ne fais pas le procès de la Safer dans mon film. Il en existe de nombreuses antennes en France, dirigées chacune par des conseils d’administration très différents d’une région à un autre. On ne peut donc pas généraliser. Mais force est de constater aussi, qu’il est difficile de discuter très longtemps avec un agriculteur sans que ne soit prononcé le mot « Safer ».
J’en ai beaucoup entendu parler et c’est à partir de ce moment-là, que j’ai commencé à m’y intéresser. J’ai mené des recherches documentaires, je me suis aussi renseigné auprès de personnes y travaillant. J’ai recueilli assez de témoignages autant de la part de ceux qui ont subi des décisions de la Safer, que de ceux qui y ont participé, pour pouvoir appréhender la manière dont elle fonctionnait.
En réalité, elle avance comme dans plein d’endroits de la société : les puissants se partagent le pouvoir, se cooptent les uns et les autres, et défendent leurs intérêts. Ce n’est pas du tout spécifique au monde agricole.
Dans le secteur du cinéma, nous connaissons la même situation : nous essayons de faire des films, très subventionnés, de bonne qualité, qui sont ensuite mis entre les mains de la distribution. Et les cinéastes sont aussi contraints de présenter leur projet devant des commissions pour obtenir de l’argent. Le film montre des mécanismes qui relèvent, au fond, plus de l’humain que du secteur agricole.
Ces problématiques ne sont pas spécifiques au monde agricole. Cette histoire aurait pu avoir lieu à France Télécom.
Naël Marandin, réalisateur
Vous abordez également le sujet du viol. Le milieu agricole ne risque-t-il pas d’en ressortir encore un peu plus stigmatisé ?
Je n’ai pas du tout l’impression de porter un regard négatif sur le monde agricole. Le premier regard que je pose dessus, c’est celui de la compréhension. Je ne voulais pas d’une approche « exotisante » ou mythifiée. Ce qui m’intéresse, c’est ce que l’on a en commun. Ce qui m’a fasciné est de constater qu’en réalité, ce n’est pas un autre monde.
Nous vivons la même époque, avec des problématiques singulières, mais les gens que j’ai rencontrés, et qui pour certains apparaissent dans le film, sont des jeunes connectés qui écoutent la même musique que d’autres, qui ont envie de voyager…
Nous ne vivons pas dans un monde si cloisonné que cela. Mon film porte en réalité un regard sur ce que nous avons en commun. De la bassesse et de la grandeur, il en existe partout. Donc oui, il y en a dans mon film et dans les gens que je montre.
Il y a aussi de la beauté, de la compréhension et de l’entraide. Et de toutes les façons, je ne considère pas avoir réalisé un film sur l’agriculture, mais dans l’agriculture. Je mets en avant des rapports de force, des rapports entre les hommes et les femmes, des luttes, des violences, des abus…
Ces problématiques ne sont hélas pas spécifiques au monde agricole. Cette histoire aurait pu avoir lieu à France Télécom, dans tous les endroits où il existe des rapports de force et de pouvoir. Le film montre aussi l’amour du métier, la manière qu’ont les jeunes de se projeter dans l’avenir, le goût du travail bien fait, et les difficultés, énormes.
Comment les agriculteurs que vous avez rencontrés au cours de votre film ont-ils réagi ?
Ce qui est étonnant, c’est que jamais je n’ai reçu de crainte émanant de qui ce soit concernant une possible stigmatisation du monde agricole autour de la question du viol notamment. En revanche, la peur dont on m’a le plus souvent fait part était : « Je ne veux pas de problème avec les représentants syndicaux du coin. » Ça oui, on me l’a répété. Cette crainte a été dite, mais n’a toutefois jamais arrêté personne. Avant sa sortie, le film a beaucoup tourné dans les salles, lors de festival ou de projections.
Je suis notamment allé le montrer à Saint-Christophe-en-Brionnais, dans la Saône-et-Loire, où se situe le marché aux bestiaux. Les retours des éleveurs ont été très positifs. Des organisations agricoles ont aussi été sollicitées, et tout le monde a bien reçu le film.
Le seul endroit où j’ai eu une réaction un peu plus critique sur la représentation du monde agricole est en Corrèze. Des éleveurs dans la salle m’ont dit : « L’agriculture, ça n’est pas que ça. » Ils ne se sentaient pas représentés dans le film. Je pense que cela relève davantage de différences entre les régions.
Au regard du nombre de longs-métrages sortis ces dernières années sur le monde agricole, peut-on dire qu’un film tourné dans le secteur séduit facilement les financiers aujourd’hui ?
Pas du tout. En tout cas, pas à l’époque à laquelle j’ai commencé à m’y intéresser… Ces dernières années, plusieurs films ont en effet mis en scène des agriculteurs. Mais quand je commence le mien, ils sont tous en cours et je l’ignore alors.
Je me souviens que les premiers producteurs à qui j’ai présenté les grandes directions de mon projet, m’ont déconseillé de perdre mon temps là-dessus, parce que les paysans, ça n’intéressait personne.
C’était bien avant le succès d’Au nom de la terre. On m’a aussi dit que cette histoire n’avait aucun intérêt. De quoi se mêlait cette jeune femme… Ils ne comprenaient pas vraiment ce qui posait problème et évoquait une relation trouble pour parler du viol. Heureusement, le mouvement #MeToo, qui encourage la prise de parole des femmes, est aussi survenu depuis.
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Résumé du film : Constance est fille d’agriculteur. Avec son fiancé, elle veut reprendre l’exploitation de son père et la sauver de la faillite. Pour cela, il faut s’agrandir, investir et s’imposer face aux grands exploitants qui se partagent la terre et le pouvoir. (Durée : 1h36)