Dans un rayon de 80 km au nord de Paris, presque toutes les paroisses accueillent les enfants de la capitale par dizaines au milieu du XVIIIe siècle. L’allaitement des nourrissons de Paris offre des revenus pour les familles des pays de Thelle ou de Bray. Sur les routes qu’empruntent les « meneurs », les villages limitrophes se spécialisent dans l’industrie du nourrissage. Vers 1750, Saint-Germer-de-Fly, La Neuville-Garnier et Valdampierre (Oise) concentrent les plus gros effectifs, venus du bureau des nourrices ou l’Hospice des enfants-trouvés.

Taux de mortalité élevé

Dans ce Beauvaisis rural, si l’on estime le total des naissances enregistrées à 50 000 entre 1725 et 1775, et à plus de 30 000 les arrivées de petits Parisiens, il faut admettre qu’il y avait, à la campagne, presque autant de nourrissons que d’enfants au berceau.

« L’allaitement des petits Parisiens devient une industrie qui intéresse de nombreuses campagnes reliées à la capitale. »

La pratique est ancienne et couvre un espace très large. Dès le milieu du XVIIe siècle, l’allaitement des petits Parisiens devient une industrie qui intéresse de nombreux secteurs des campagnes reliées à la capitale. La mortalité qui frappe les jeunes nouveau-nés confiés à des nourrices sans lien avec les familles signale les foyers d’accueil. Dans le Pays houdanais, à 60 km à l’ouest de Paris, l’accumulation des décès de nourrissons tient de l’hécatombe. À Orgerus, dès le 29 février 1644, est inhumé François Desvaux « qui a esté baillé en nourrice en ce lieu ». Neuf mois plus tard vient le tour de Pierre Tranquet, et de Marie Legrand le 24 juin 1645. Une fois établie, la pratique se développe. À 10 km plus à l’ouest, à Saint-Lubin-de-la-Haye (Eure-et-Loir), plusieurs nourrissons succombent dans les mêmes conditions de 1654 à 1661. Un siècle et demi plus tard, l’essor de Versailles accroît la demande. Dans le village d’Orvilliers (Yvelines) arrive, le 24 mars 1782, Augustine Sorel, dont les parents habitent Versailles. Lorsqu’on l’enterre à un mois, la petite « était en nourrice » chez Pierre Bourienne, scieur de long. Le XIXe siècle venu, la pratique n’a pas disparu. En 1875, Alphonse Margotin, fils d’un charcutier parisien, est allaité dans la famille du cantonnier de Richebourg. Le 1er juillet, on le convoie au cimetière âgé de onze jours.

Tous les nourrissons ne succombent pas pour autant. En 1896, le recensement d’Orvilliers indique qu’Isabelle Mollet, fillette de 1 an d’un autre charcutier parisien, est placée, après bien d’autres, dans la famille du garde champêtre du cru. La nourrice, Joséphine Bourienne, est la petite-fille du scieur de long qu’on a vu en 1782. Les filières et les traditions structurent cette activité ancestrale. La même année 1896, René, un garçon de 10 ans, le petit-fils du garde champêtre, est présent chez ses grands-parents. Il promène en poussette la petite Isabelle. Un quart de siècle plus tard, en 1920, tous deux se marieront. En dépit des inégalités sociales d’origine, la mise en nourrice au village avait favorisé ici un fructueux rapprochement.

Jean-Marc Moriceau, Pôle rural, MRSH - Caen