L’année 1694 fut terrible dans les campagnes ! La famine jette sur les routes des dizaines de milliers de mendiants. Beaucoup viennent des régions proches, voire des paroisses du voisinage, car ils n’ont pas le temps de faire un grand voyage avant d’agoniser. Chaque province, même celles qui souffrent de la faim, attire ces pauvres passants qui trépassent dans les granges. Voici Sennely (Loiret), en Sologne, où le curé s’écrie : « Nous avons vu avec admiration dans cette paroisse, qui est assez pauvre, plus de mille pauvres du Berry et de la Beauce et du Limousin, tous nourris et hébergés pendant la famine de 1694. »
À Lamotte-Beuvron (Loir-et-Cher), les mendiants venus d’ailleurs s’égrènent dans la liste des morts : le 8 février 1694, on y inhume « un pauvre mendiant « nommé Marin Chenevière, trouvé à Lury, âgé d’environ 50 ans » ; le 14 avril, « un pauvre passant, qu’on dit du Limousin, âgé d’environ 40 ou 50 ans » ; le 22 avril, « le corps d’une femme mendiante, décédée à la poste de Lamotte, âgé environ de 50 à 60 ans, et ne s’est trouvé personne qui la connaît ». La litanie reprend le 8 mai avec un « pauvre mendiant », mort proche du château de Lamotte, dont l’âge et le pays demeurent inconnus.
Les mêmes scènes se retrouvent en Berry à Lugny (Cher), où l’on enregistre, le 21 mars 1694, le décès de Françoise Lager, « pauvre mendiante, âgée de 15 ans, décédée dans la grange du moulin de Saulé ». Le 13 avril arrive le tour de « Sulpice Baron, pauvre mendiant, natif d’Azy, âgé de 13 ans, décédé dans la grange de Manassès Baron », puis le 22 avril de « Guillaume Léger, pauvre mendiant, âgé de 12 à 13 ans, natif de Sainte-Solonge, décédé dans la grange de Manassès Baron ». Là aussi des compagnons de misère les rejoignent, qui le 8 juin, qui le 30 juin ou le 4 juillet 1694.
La grande famine de 1693-1694 emporte 1,5 million de personnes pour une population de 20 millions.
Descendons plus bas en Forez, à Saint-Jean-la-Vêtre (Loire) et laissons la parole au desservant de la paroisse : « 1694. Il est mort de faim cette présente année : premièrement, un homme âgé d’entour 60 ans, trouvé mort proche les gardes dans le chemin ; 2° un garçon se disant de Billom, âgé d’environ 16 ans, mourut dans l’étable de Georges Gonon, métayer à La Place ; 3° un homme âgé d’entour 50 ans, entre le château de La Merlès et chez le métayer ; 4° un enfant trouvé mort dans le pré de Jean Buisson Verdier, âgé d’environ 12 à 14 ans ; 5° une fille, âgée d’environ 18 à 20 ans, dans la grange de Jean Derne, à La Valette d’Aval ; le 6e un nommé Pierre Cros, âgé d’entour 20 ans, est mort au sentier qui va de Beauvoir à La Viale, le 12e du mois de mai ; le 7e, une fille âgée d’environ xi à 12 ans, à La place, chez Antoine Beauvoir, le 14e dudit mois de mai, se disant de Salles. »
Le fléau est d’autant plus redoutable qu’il contribue à répandre la fièvre typhoïde. Pullulant dans les selles, les bacilles polluent puits et cours d’eau. En se posant sur les déjections, les mouches assurent la propagation de l’épidémie, une fois l’hiver passé. En 1693-1694, la France, qui avait alors 20 millions d’habitants, compta 1,5 million de morts, autant qu’après la guerre de 1914, mais en deux ans au lieu de quatre et pour une population deux fois moindre !