Avoir une charrue complète n’était pas toujours accessible chez les laboureurs : le coût d’un bon cheval représentait près d’une année de salaire et il en fallait deux pour conduire l’attelage. Dans les régions à bœufs, il fallait souvent quatre bêtes à cornes, ce qui revenait presque au même.
Aussi l’agriculture européenne a-t-elle connu, des siècles durant, une opposition entre les bons laboureurs qui détenaient un attelage complet au moins, et les brassiers (1) et manouvriers qui n’avaient que leur corps comme force de travail. Entre les deux, se glissaient bien des situations intermédiaires.
En s’associant à un voisin, on pouvait réunir le nombre de bêtes de trait indispensables. Structurelle ou occasionnelle, cette organisation se retrouvait dans beaucoup de régions. Ces paysans portaient en France des noms variables : « saussons » ou « soitons » en Normandie, « demi-laboureurs » en Picardie ou en Lorraine, « haricotiers » en Beauce ou en Beauvaisis.
En 2012, l’occasion m’a été donnée de converser avec le fils de l’un de ces haricotiers, Marcel Boucher, établi alors à Vimoutiers (Orne). À 91 ans, il avait gardé en mémoire le passé des familles qui avaient peuplé son univers, de la Beauce au Pays d’Auge. Son grand-père Edmond, revenu du service militaire et marié en 1880, avait trouvé à s’installer modestement à Blainville (Eure-et-Loir), au sud de Dreux.
Dans ce Drouais, comme dans le Thymerais voisin, les terres étaient légères. Pour les labourer deux chevaux suffisaient à la charrue fixe, mais l’attelage en comptait trois pour la charrue brabant (2). Tout le monde ne les avait pas. Avec un seul cheval, Edmond Boucher cultivait une petite ferme de 14 ou 15 ha. Avant 1914, il travaillait donc avec sa femme comme « haricotiers ».
Pour joindre les deux bouts, les petits paysans faisaient un peu de tout.
À quoi tenait cette désignation pour ces cultivateurs ? Parce qu’ils vendaient un peu de tout et notamment des flageolets ou des haricots bancs. Le sobriquet désignait ces modestes exploitants qui couraient les marchés pour vendre leurs produits les plus divers.
« Mon grand-père avait dans son grenier à grains un endroit où il accrochait toutes les glanes des haricots mises à sécher. L’hiver, il les mettait dans un sac avant de les battre au fléau. Alors ma grand-mère les tamisait et les triait. Elle faisait cuire les haricots tachés pour les poules et elle mettait les autres en sac pour les vendre par paquet de 500 g le lundi au marché de Dreux. »
La famille Boucher faisait un peu d’orge pour la volaille et le cochon, un peu d’avoine pour le cheval, beaucoup de légumes et un peu de pommes de terre, cultivés à la main. Elle fabriquait aussi du fromage dont le petit-lait faisait les délices du goret. Tous les lundis, les cultivateurs se rendaient au marché à Dreux, à 5 km à peine au nord, avec leur carriole attelée à leur unique cheval.
Ils emportaient 50 kg de pommes de terre, 7 ou 8 kg de haricots, deux ou trois poulets, deux ou trois lapins, deux ou trois douzaines d’œufs pour le public, mais aussi un peu de beurre moulé sous forme de briquettes de 250 ou 500 g chez des clients attitrés, l’épicier ou le marchand de nouveautés. Pour joindre les deux bouts, ils faisaient un peu de tout. Indéniablement, le haricotier était bien l’une des figures du petit paysan.
(1) Ouvriers qui travaillaient de ses bras, employés à la journée. (2) Réversible.