Depuis la Saint-Martin 1853 (11 novembre), le métayer Tiennon qu’évoque Émile Guillaumin dans son roman La Vie d’un Simple, est brusquement congédié par son propriétaire. Renouvelé par trois baux successifs dans la ferme de la Creuserie, au nord-ouest de Bourbon-l’Archambault (Allier), il doit mettre la clé sous la porte avec toute sa famille.
« Le maître veut 300 francs d’augmentation à dater de la Saint-Martin prochaine. Cette nouvelle m’abasourdit. J’avais accepté sans récriminer dix ans auparavant une première augmentation de 200 francs que justifiait un peu la hausse du bétail. Mais je ne voyais nul motif à cette surcharge nouvelle qui eût porté à 900 francs le chiffre de mon impôt colonique annuel – c’est-à-dire que le maître, outre la moitié des produits et indépendamment des redevances en nature, voulait encore 900 francs sur ma part. »
"Les métayers prennent trop de hardiesse ; il est nécessaire de les changer de loin en loin"
Après en avoir délibéré avec sa femme et ses fils, le métayer offre 100 francs. L’intendant transmet sa réponse au propriétaire, alors à Paris. Mais, bien loin de vouloir transiger, il signifie bientôt que ceux des métayers qui refuseraient ces nouvelles conditions aient à se placer ailleurs. « C’était le congé définitif pour ceux du Plat-Mizot, pour ceux de Praulière et pour nous ». Derrière ses dehors affables, Monsieur Lavallée cachait une main de fer : « Les métayers sont comme les domestiques : avec le temps, ils prennent trop de hardiesse ; il est nécessaire de les changer de loin en loin ».
Pour le héros de Guillaumin, et toute sa famille, la situation est tragique. " Ah ! le coup était rude ! J’avais passé dans cette ferme de « La Creuserie » vingt-cinq années de ma vie, les meilleures années de ma pleine maturité, et l’opinion m’identifiait à elle. Pour tous les voisins, pour tous ceux qui me connaissaient bien, n’étais-je pas « Tiennon, de La Creuserie » et pour les autres « le père Bertin de la Creuserie » ? À tous, par l’effet de l’accoutumance, mon nom semblait inséparable de celui du domaine. Et n’étais-je pas lié moi-même à cette maison qui avait été si longtemps ma maison ? – à cette grange où j’avais entassé une telle somme de fourrage ? – à ces étables où j’avais soigné tant d’animaux ? – à ces champs dont je connaissais les moindres veines de terrain, les parties d’argile rouge, d’argile noire ou d’argile jaune, les parties caillouteuses et pierreuses, comme celles en terre franche et profonde ? – à ces prés que j’avais vingt-cinq fois tondus – à ces bouchures si souvent coupées, remises en état ? – à ces arbres péniblement élagués sous lesquels j’avais trouvé un abri par les temps pluvieux, un coin d’ombre par les temps de chaleur ? […] Oui, toutes les fibres de mon organisme tenaient à cette terre et à ce vieux logis d’où un Monsieur me chassait sans autre motif que la cupidité, parce qu’il était le maître !"
Cinq ans après, en 1883, la mise à la porte de Jean-Marie Déguignet, l'auteur des Mémoires d'un paysan bas-breton (voire La France agricole du 2 septembre 2022) en fournit un écho saisissant, aux portes de Quimper. « Je vous engraisse depuis quinze ans, tout en augmentant la valeur de ces terres. Et maintenant vous me chassez ! » Rude loi du métayage qui arrachait au paysan tous les liens qui l’attachaient à la terre. Ses raisons d’être.