On peine à mesurer l’impact que la rage présentait jusqu’à la découverte du vaccin antirabique par Pasteur le 6 juillet 1885. Pas une seule année ne passait sans son lot de malheureuses victimes d’une terrible maladie alors inguérissable. Dans la contamination – par morsure –, c’était le loup enragé qui était le plus à redouter. Son incursion dans les campagnes (mais aussi dans les villes) produisait un traumatisme. Fulgurante, sa rencontre avec l’homme donnait lieu à une succession d’attaques qui jettent un vif éclairage sur les conditions de la vie matérielle de jadis. Cent ans avant Pasteur, voici un petit village de Champagne, au sud-ouest de Chaumont : Créancey. L’exemple vaut pour des centaines d’autres.

Le jeudi 16 juin 1785 , à trois heures du soir, survient un loup enragé : il pouvait, relate le curé de la paroisse, mordre à 1,90 m de hauteur, et soufflait avec un bruit effrayant. La première personne qu’il attaque, Pierre Bouteille, vigneron de 29 ans, est mordue à la cuisse, à la poitrine et au bras. A 300 pas, le féroce animal se jette sur Nicole Poissenot, qui travaillait seule dans les vignes avec son mari. Cette femme, âgée de 32 ans, était enceinte de 8 mois. Le loup la mord sur le côté, l’étend par terre, lui déchire tout le visage : « Plus d’yeux, plus d’oreilles, plus de joues, plus de lèvres, plus de front, plus de figure humaine. Il n’en restait rien que quelques morceaux de chair hérissés, çà et là en forme de pointes, la bouche n’était plus qu’un trou toujours ouvert, noir et hideux ! »

On sonne le tocsin. Tout le monde en âge de travailler est alors répandu dans les vignes et les champs. Les hommes quittent leur ouvrage et s’arment de fusils, de haches, de fourches, de hoyaux, pour marcher contre le loup qui s’approche de Créancey. Après avoir fait quatre nouvelles victimes, le redoutable animal est abattu de plusieurs coups de fusil.

Les suites de son passage font frémir les observateurs. Nicole Poissenot, qui avait été si cruellement déchirée, accouche le lendemain. « Son enfant était mort dans son sein. On lui a trouvé la poitrine et les pieds rompus et meurtris ! » La mère survit huit jours avant de succomber, « la tête rongée de vers sans aucune apparence de rage ». Tel n’est pas le cas de trois autres victimes, mortes à retardement de la terrible maladie. La première a deux accès, un mois après l’accident, qui se déclarent par une horreur de l’eau et de toute boisson. Après deux accès elle expire dans la bave. La deuxième victime subit aussi deux accès, mais sur la fin du second, elle a effrayé les personnes qui la veillent en portant des coups de poing et en entrant en convulsions : « Malheureuse bête, disait-elle, tu dévoreras donc ma mère ? Ah ! Qu’on m’apporte une hache ! »

Le troisième mort de la rage est Pierre Bouteille , qui a un seul accès le 22 juillet. Dans sa fureur, il brise la tringle des rideaux de son lit et fracasse dans la chambre tout ce qu’il peut, arrachant les châssis et chambranle, jetant tout dehors ce qu’il avait déjà d’ailleurs fracassé, enfin les bancs qui étaient autour de la table. Il criait à pleine tête « A la cagne ! » suivant le langage du pays, c’est-à-dire « Au loup ! », ce qui lui arrivait presque toujours dans les temps critiques. Avec des scènes de ce type, répétées chaque année, peut-on douter que la peur du loup n’avait pas de racines ?