Opportunité face à la pénurie de main-d’œuvre ou risque de nivellement par le bas des conditions de travail des salariés ? La confusion régnait dans les allées du Salon de l’agriculture fin février à Paris lorsque la question de l’inclusion de l’agriculture dans les métiers en tension, permettant l’obtention d’une carte de séjour pour les étrangers, était évoquée.
L’échéance avait été posée. « L’arrêté qui reconnaît le secteur de la production agricole comme un secteur en tension […] sera publié pendant le Salon de l’Agriculture » ; avait annoncé Gabriel Attal le 21 février 2024, en réponse notamment à la FNSEA qui portait cette revendication.
C’est finalement samedi 2 mars, l’avant-dernier jour du Salon que l’arrêté a été publié au Journal officiel. Certaines régions étaient déjà inscrites comme secteur en tension. C’est désormais sur « l’ensemble du territoire national » que les métiers « agriculteurs salariés, éleveurs salariés, maraîchers et horticulteurs salariés, viticulteurs et arboriculteurs salariés » sont reconnus en tension. Cela permet notamment de le hisser en secteur prioritaire pour recruter auprès des demandeurs d’emploi et de faire un travail de communication auprès des publics intéressés, explique Jérôme Volle, vice-président de la FNSEA en charge de l’emploi.
Des intitulés « fourre-tout »
Alors qu’une consultation par le ministère des Affaires sociales a été envoyée à la Commission Paritaire Nationale de l’Emploi (CNPE) de l’agriculture pour établir une liste des métiers en tension dans le secteur agricole, ce sont finalement ces intitulés qui sont restés. La dénomination de ces métiers est pourtant différente de ceux utilisés dans le monde agricole.
D’après les critères de la Dares, Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques, (intensité d’embauches, des conditions de travail contraignantes, et la non-durabilité de l’emploi, la main-d’œuvre disponible…) il y a bien certains postes spécifiques en tension. Et ils sont nombreux : agent de culture, agent de taille, chef de culture, conducteur d’engins, agent d’élevage et d’entretien, technicien d’élevage, responsable d’élevage, agent de prestation avicole et chef d’équipe, bûcheron, élagueur, maître de chai, conducteur de travaux, pilote de machine de bûcheronnage, opérateur de sylviculture.
Toute une myriade d’intitulés qui ne se retrouvent pas dans les catégories parapluies « fourre-tout » d’« agriculteur salarié » ou « éleveur salarié », déplore Benoit Delarce, secrétaire national de la CFDT Agri-agro qui pointe l’absence des secteurs sylvicole et paysagiste. Il observe une « étonnante hâte dont a fait preuve le gouvernement pour servir un objectif plus politique que réellement structurel. »
L’inscription de l’agriculture en tant que secteur en tension devrait surtout permettre à des salariés étrangers d’être régularisés, c’est-à-dire d’obtenir un titre de séjour temporaire pour exercer l’un de ces métiers.
Quelles conditions pour obtenir le titre de séjour ?
Porté par la loi immigration, le titre de séjour français « métier en tension » est en phase de test jusqu’à la fin 2026. En réalité, il n’y a pas à proprement parler de titre de séjour « métier en tension ». C’est plutôt que la liste des métiers en tension, publiée en avril 2021 a été mise à jour et permet de faciliter l’obtention d’un titre de séjour « salarié » ou « travailleur temporaire » d’une validité d’un an.
Il y a deux profils :
- Le premier concerne une personne en situation irrégulière en France. Il faut qu’elle soit sur le territoire français depuis trois ans et qu’elle ait déjà exercé une activité visée dans les métiers en tension pendant 12 mois (consécutifs ou non) au cours des deux dernières années. C’est alors au préfet de chaque département d’indiquer ensuite s’il délivre ou non le titre de séjour ;
- Le second concerne les personnes hors de France qui peuvent aussi avoir accès à ce titre de séjour via l’obtention d’un visa. Dans ce cas, l’obtention de titre de séjour ne nécessite pas de conditions particulières. Il est facilité quand la demande d’autorisation de travail vise un emploi dans la liste des métiers en tension.
Dans les deux cas, il faut avoir déjà exercé une activité visée dans les métiers en tension pendant 12 mois (consécutifs ou non) au cours des deux dernières années. C’est alors au préfet de chaque département d’indiquer ensuite s’il délivre ou non le titre de séjour.
La crainte de dérives
Si les syndicats de salariés ne sont pas contre l’arrivée de cette nouvelle main-d’œuvre, la CFTC pointe le risque d’un nivellement par le bas des conditions de travail : « Les personnes au statut de réfugié, peuvent avoir tendance à accepter plus facilement des conditions d’hébergement et de rémunération plus précaires », soutient Cyril Chabanier, président de la CFTC.
Un constat partagé par la CFDT Agri-agro qui craint de nouvelles dérives déjà constatées avec certaines entreprises de travail temporaires condamnées pour non-respect du droit du travail. De même, la CGT redoute un « recrutement de saisonniers agricoles de pays hors UE pour tirer les salaires vers le bas » par le biais de sa secrétaire générale Sophie Binet.
Avocate au barreau de Paris et spécialisée dans le droit de l’immigration, Élodie Victor est plus nuancée. « Il y a des risques d’abus pour les personnes en situation irrégulière. Les étrangers venus d’autres pays avec un visa long séjour salarié sont en situation régulière dès leur arrivée, et donc moins dans une situation de dépendance de leur employeur. »
« Actuellement, il faut avoir travaillé dans l’illégalité pour être régularisé », pointe l’avocate qui dénonce un système « monté à l’envers » existant depuis 2006. Au contraire, Élodie Victor plaide pour une mesure où « toute personne ayant une promesse d’embauche dans un secteur en tension puisse obtenir un titre de séjour pour faire en sorte qu’elle ne soit jamais dans l’illégalité ».
Hasard du calendrier, la FNSEA ouvre justement un service de recrutement de saisonniers issus du Maroc et de la Tunisie avec l’Ofii (office français de l’immigration et de l’intégration) ce printemps. Le syndicat d’exploitants veut « rassurer » les salariés : « la reconnaissance de métier en tension n’enlève rien aux obligations d’employeurs », assure Jérôme Volle qui rappelle « qu’embaucher au niveau local, c’est beaucoup plus simple ». Il reconnaît toutefois la possibilité de « pouvoir aller directement vers ces contrats » de saisonniers étrangers grâce à la reconnaissance de secteur en tension.
Le nouveau service « mes-saisonniers-agricoles » permettra aux employeurs de recruter via les FDSEA locales afin qu’ils « soient en règle » et de garantir une rémunération et un cadre législatif français aux salariés, à rebours des dérives des entreprises de travail temporaire. En 2022, un tiers des postes du secteur étaient non pourvus sur la plateforme de l’Anefa, l’association nationale paritaire pour l’emploi et la formation en agriculture.