Garantir l’indépendance du conseil délivré aux agriculteurs, telle est l’ambition de l’ordonnance sur la séparation du conseil et de la vente de phytos publiée en avril 2019 dans le cadre de la loi Egalim de 2018. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2021 et a pour objectif final de faire baisser l’utilisation des produits en prévenant le risque de conflit d’intérêts qui pourrait résulter de la coexistence chez un même opérateur des deux activités.
Concrètement, les coopératives et les négoces qui ont choisi de garder la distribution ne peuvent plus recommander tel ou tel produit sur telle ou telle parcelle. C’est le cas pour la plupart à ce jour, hormis les coopératives sucrières, ainsi que Limagrain et Euralis. Le technico-commercial (TC) peut toujours faire des observations au champ, évoquer une solution alternative au chimique si elle existe, via les CEPP (1), accompagner vers des démarches plus vertueuses…, mais ce sera à l’agriculteur de choisir le produit le plus pertinent et de l’acheter là où il le souhaite.
Reste que plus de neuf mois après la mise en application de la réforme beaucoup de choses restent floues sur le terrain, même si 2021 peut être considérée comme une année de transition. Il faut dire que les textes d’application sont parus seulement deux mois avant la mise en application de la réforme.
Interprétation subtile
Si le vendeur ne peut plus délivrer de conseil sur les phytos, il « garde l’obligation d’informer l’utilisateur sur le produit commercialisé, avec la cible, la dose recommandée, les conditions de mise en œuvre, etc. », précise François Gibon, délégué général de la FNA (Fédération du négoce agricole). Autrement dit : si le conseil à la parcelle est illégal, le conseil produit est lui légal ! La frontière entre les deux est ténue et ambiguë, mais selon François Gibon, les TC ont reçu des formations et ont bien pris conscience de ce qui peut être fait et ne pas être fait. Des contrôles sont prévus pour vérifier que les entreprises sont en conformité avec les agréments. « Les premiers audits à partir de fin novembre permettront d’y voir plus clair sur les différentes façons d’interpréter les textes », espère un opérateur en Bourgogne-Franche-Comté. « C’est compliqué, reconnaît le délégué général de la FNA. Pour les TC qui ont trente ans de métier, c’est même kafkaïen ! » D’autant plus qu’ils vont continuer à suivre les cahiers des charges sur la partie phyto, mais ne peuvent plus animer de groupes Ecophyto…
Toutefois, pour l’instant, nombre de personnes interrogées soufflent à demi-mot que rien n’a changé sur le terrain, si ce n’est que les techniciens ne peuvent plus faire d’écrits : désormais les préconisations se pratiquent à l’oral. « Il n’y a que le conseil stratégique qui oblige les agriculteurs à aller voir ailleurs que chez leur organisme stockeur », lance un conseiller d’une chambre d’agriculture dans le Grand-Est.
Conseil stratégique obligatoire
Le législateur a en effet instauré une nouveauté : le conseil stratégique phytosanitaire (CSP), obligatoire, individualisé, de nature différente que le conseil spécifique qui, lui, est facultatif et répond à un besoin de préconisations en cours de culture.
Le CSP vise à fournir à l’agriculteur « les éléments lui permettant de définir sa stratégie de gestion des bioagresseurs », selon le ministère de l’Agriculture. Il est fondé sur un diagnostic d’exploitation (caractéristiques pédoclimatiques, systèmes de culture, enjeux sanitaires et environnementaux, organisation et situation économique de l’exploitation, moyens humains et matériels disponibles…), valable six ans. Un plan d’action est ensuite proposé avec des leviers adaptés pour réduire l’utilisation des produits phyto de synthèse. Ces deux phases sont réalisées en concertation entre un conseiller d’une structure agréée « conseil indépendant » et l’agriculteur. Lequel devra justifier, lors du renouvellement de son Certiphyto, la délivrance de deux CSP par période de cinq ans, avec un intervalle de deux à trois ans entre deux conseils (lire l’infographie). « Les agriculteurs vont être tout le temps dedans, lance Philippe Noyau, secrétaire adjoint des chambres d’agriculture et président de la chambre régionale Centre-Val de Loire. C’est une charge supplémentaire pour eux ! » Et ajoute encore à « l’avalanche réglementaire » fustigée par certains.
Même s’il reste un peu de temps pour que tout se mette en place, jusqu’au 31 décembre 2023, « les agriculteurs doivent y réfléchir dès cet hiver », insiste Christian Durlin, vice-président de la Commission environnement de la FNSEA et président de la chambre d’agriculture du Nord-Pas-de-Calais, qui se dit « pas persuadé qu’il y a le nombre de conseillers suffisants pour le faire ». Il faut qu’ils soient formés et que les diagnostics soient opérationnels pour les différents systèmes de culture.
Coût supplémentaire
Comme d’autres structures de conseil (Ceta, conseillers privés indépendants, Cerfrance…), les chambres d’agriculture se sont positionnées sur le CSP, en plus du suivi des cultures durant la campagne. Elles y voient une opportunité de financement. Reste à savoir si le nombre de conseillers sera suffisant. « Au global, nous considérons que nous ferons 50 % du conseil stratégique au niveau national, chiffre Philippe Noyau. Nous avons essayé de proposer le coût le plus juste : par exemple, en grandes cultures et pour un agriculteur ayant un outil d’enregistrement comme Mesparcelles (https://mesparcelles), l’offre de la chambre d’agriculture de Centre-Val de Loire devrait être de 450 € et ira jusqu’à 600 € suivant les types de production. Pour les autres, sans outil, le prix sera au temps passé pour avoir les informations. La difficulté c’est que nous ne savons pas combien d’agriculteurs viendront vers nous. »
Anticipation nécessaire
« Pour la Normandie, 24 000 exploitations sont concernées par le CSP et il faut les répartir sur deux ans. Vous voyez l’ampleur ! », s’inquiète de son côté Emmanuel Gsell, chargé de mission Ecophyto à la chambre d’agriculture de Normandie. Cela va être compliqué de faire passer tout le monde. Il faudrait avoir un flux qui démarre le plus vite possible. Donc plus tôt les agriculteurs vont s’intéresser à la question, plus ce sera facile. Si tout le monde nous appelle en septembre 2023, on ne pourra pas passer tout le monde. » Et d’insister : « On va essayer d’être très pédagogues et d’expliquer qu’il s’agit d’une prestation constructive, pour apporter un maximum à l’agriculteur, sans vision purement administrative. »
Les chambres d’agriculture ont réalisé 1 500 tests chez des agriculteurs, avec de « bons retours de satisfaction ». « Je pense que le conseil peut nous apporter des pratiques alternatives pour améliorer nos performances au niveau des cultures, se satisfait Bruno Yvard, agriculteur dans l’Orne, qui a participé au test de conseil stratégique avec sa chambre. Cela a un côté rassurant de savoir qu’ils n’ont aucun intérêt à nous prescrire ou à nous dicter une conduite à tenir, ce qui nous laisse libre dans le choix des différentes stratégies qu’on peut utiliser. »
Responsabilité
Au-delà du conseil stratégique, le conseil spécifique (ou conseil de préconisation) repose sur un suivi des cultures au cours de la campagne. « Si à chaque fois qu’un conseiller passe il faut sortir le chéquier, les agriculteurs vont malheureusement y regarder à deux fois. Or, souvent, on a besoin du conseil pour les interventions les plus pointues, celles qui permettent de réduire les doses, d’éviter un traitement. C’est comme cela qu’on avance, et là on ne va pas être dans ce sens-là », s’inquiète Christian Durlin.
Avec cette réforme, « les agriculteurs gagnent en responsabilité sur le choix des produits », considère Émilie Rannou, responsable conseil et appro à la Coopération agricole métiers du grain, reconnaissant toutefois que pour certains profils de producteurs « c’est plus compliqué ». Avec un risque, avancé par FNA et La Coopération agricole, « d’appauvrissement du conseil » et d’une perte d’accompagnement.
Pour le responsable de la FNSEA, « l’agriculteur est encore plus seul par rapport à sa responsabilité sur les produits phyto parce qu’il y aura encore moins de choses écrites. » Si l’exploitant décide de bénéficier des services d’un conseiller agréé, cela aura un coût supplémentaire. « Le prix des produits ne baisse pas et le coût du conseil sera facturé en plus. C’est la triple peine : moins encadré, plus responsable et plus cher ! », fustige Christian Durlin, pour qui il est probable que, pour l’instant, « la grande majorité des agriculteurs continuent à faire avec les conseillers habituels pas agréés pour des raisons de coût et de confiance avec le réseau avec lequel ils travaillent habituellement. »
Nouvelle offre de conseil
Toutefois, en théorie, la séparation du conseil et de la vente de phytos implique que les agriculteurs se tournent, s’ils le souhaitent, vers des conseillers indépendants agréés. Même si aujourd’hui l’offre n’est pas encore suffisante pour pouvoir répondre à l’ensemble des exploitants. Pour les producteurs qui avaient déjà choisi de faire cohabiter plusieurs conseillers sur leur exploitation (coop et chambre par exemple), l’évolution est plus simple.
Dans ce contexte, une nouvelle offre de conseil devrait progressivement se mettre en place, sur la base des différents acteurs déjà positionnés sur ces activités. Pour Jean-Marie Séronie, consultant en agroéconomie, on s’achemine même vers un « big bang » du conseil, qui va toutefois « prendre du temps ». Le modèle économique reste à caler.
« Les coopératives développent le conseil sur les méthodes alternatives aux phytos et des approches plus globales de l’exploitation, constate Émilie Rannou. Dans un contexte de plus en plus concurrentiel sur les services, les coopératives qui ne peuvent plus faire du conseil phyto doivent se donner les moyens de se distinguer en apportant une expertise de qualité sur les autres dimensions de l’exploitation. » Cependant l’autorisation pour les structures qui ont choisi la vente d’aller vers la certification HVE n’est pas encore acquise.
Émilie Rannou informe par ailleurs que des réflexions de partenariat sont en cours entre certaines coops et chambres d’agriculture afin que ces dernières fournissent le conseil phyto à leur place pour les adhérents qui en ont besoin. La Cooperl et la chambre d’agriculture des régions Bretagne, Normandie et Pays de la Loire ont déjà fait le pas le 15 septembre dernier lors du Space.
Retour
sur investissement
Le conseil privé indépendant pourait aussi tirer son épingle du jeu. « La réforme fait savoir aux agriculteurs que le conseil vraiment indépendant existe et a le mérite de faire connaître nos activités à d’autres, relate Julie Coulerot, du PCIA - pôle du conseil indépendant en agriculture (2). Nous observons davantage de prises de contact et de demandes d’informations. » Les membres de l’association sont sur une indépendance totale puisqu’il y a zéro capital ou financement lié à la vente ou à l’application d’intrants, ou à la vente de matériel agricole, ou à des subventions de fonctionnement. Chacun peut ensuite faire du conseil stratégique et/ou du conseil spécifique. Concernant le coût du conseil privé indépendant, « le retour sur investissement vient de la valeur ajoutée apportée aux agriculteurs. Ils savent ce qu’ils payent et pourquoi, et que notre conseil rémunéré uniquement par leurs honoraires est le moins cher. »
Changement de modèle pour Euralis
Certains interlocuteurs glissent cependant que des structures pourraient faire machine arrière pour revenir à terme au conseil. C’est pourquoi, le choix fait par Euralis et l’organisation qui en découle sont scrutés de près. « La coopérative a mené une étude qui a permis d’identifier des tendances fortes pour l’agriculture d’ici à 2030, raconte Laurent Dubain, directeur général du pôle agricole d’Euralis. À commencer par la réduction des intrants. » L’entreprise a préféré « devenir médecin plutôt que de rester pharmacien » et se concentrer sur le conseil spécifique et les services. Objectif : développer des filières « durables » en aval pour répondre au marché. « L’agriculture évolue, les producteurs doivent être accompagnés sur cette transition », soutient le directeur général. La coopérative a réalisé six mois de tests chez 400 exploitants pour structurer son offre, avec un vaste plan pour faire évoluer les TC vers le métier de conseiller. Elle propose cinq offres depuis septembre 2020, de la plus basique (avec une veille technique, des informations générales…) à la plus sophistiquée, cette dernière prenant en charge toute l’exploitation, y compris les travaux agricoles. Le prix par hectare dépend de la prestation choisie. Pour la première année, 2 000 paysans (coopérateurs ou non) ont souscrit à une des offres. C’est le cas de Benoît Naulé, agriculteur à Maslacq (Pyrénées-Atlantiques) sur 130 ha (maïs, tournesol, herbe). « J’ai choisi la formule Sérénité agro à 25€/ha, qui me satisfait. Je suis aussi entrepreneur, en pleine saison, ce n’est pas évident de suivre mes nombreuses parcelles. Avec cette formule, je n’ai pas à compter les visites », explique-t-il. Son technicien commercial est devenu conseiller. « Je n’hésite pas à l’appeler, il est dédié aux cultures, c’est appréciable, surtout avec mes problèmes de mauvaises herbes. Il est réactif, j’ai moins peur de louper quelque chose. »
Séparation capitalistique
Benoît Naulé achète maintenant ses produits phyto à Distrialis, l’entreprise qu’Euralis a créée pour la vente des produits de grandes cultures. La coop détient pour l’instant 100 % de Distrialis mais elle recherche des partenariats à hauteur de 90 % afin de respecter la séparation capitalistique prévue dans la loi. « Nous garderons un lien avec cette entreprise car on a besoin d’une pharmacie pas loin », insiste Laurent Dubain. Et de conclure : « Pour le moment, tout le monde est content. On fera un bilan en novembre pour voir s’il y a de la valeur ajoutée ou pas. »
(1) Certificat d’économie de produits phytopharmaceutiques.
(2) L’association représente plus de 1 Mha de grandes cultures et 60 000 ha de cultures spécialisées, avec plus de 100 conseillers.
Isabelle Escoffier et Céline Fricotté