« Le sujet sort du cadre de la filière méthanisation, c’est un sujet agricole global, de nombreux territoires risquent d’être secoués », avertit Jean-François Delaitre. Le nouveau président de l’Association des agriculteurs méthaniseurs de France (AAMF) rappelle qu’une évolution des normes sur la question des digestats était attendue, mais regrette la forme qu’elle a prise.

La fin d’exception agricole

L’association a dénoncé, aux côtés de la FNSEA et de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), l’ouverture du nouveau cahier des charges, baptisé CDC Dig, aux acteurs non agricoles de la filière. Depuis 2017, trois cahiers des charges (DigAgri 1, 2 et 3) autorisant la mise sur le marché et l’utilisation de digestats de méthanisation ont émergé.

 

Chacun de ces textes définissait des critères précis pour faciliter la gestion de digestats issus d’unités agricoles. Pour les installations en accord avec le cahier des charges, il n’était pas nécessaire d’avoir de plan d’épandage pour gérer les quelques excédents exportés de la ferme. L’arrêté du 22 octobre 2020 fusionne les trois DigAgri et étend ce droit de mise sur le marché sans autorisation préalable à tous les méthaniseurs, agricoles ou non. C’est là que le bât blesse.

 

Les installations gérées par des agriculteurs n’ont vocation à vendre des digestats que de manière exceptionnelle. Ugo Batel, responsable énergies renouvelables dans la coopérative rhônalpine Oxyane, explique que « dans les projets agricoles, l’épandage est très majoritairement assumé sur l’exploitation ou dans un système d’échanges organisé. L’export des digestats est rare, ce serait un non-sens agronomique d’expédier ces fertilisants organiques et d’appauvrir les sols. »

 

L’assouplissement était souhaité par l’AAMF, notamment pour les zones en excédents d’effluents. « L’esprit initial de l’évolution qu’on attendait a été oublié, regrette Jean-François Delaitre. La disparition du caractère agricole du méthaniseur risque de compliquer la gestion des fertilisants organiques dans les zones en tension. Nous défendons une méthanisation en cohérence avec son territoire. Cette cohérence risque d’être dégradée. »

Le risque d’une course à la matière

Frédéric Flipo, président d’Evergaz et représentant de France Biométhane (1), explique que la filière de méthanisation non agricole était demandeuse de ce CDC. Il rejette néanmoins l’idée d’opportunisme et de concurrence avec les méthaniseurs agricoles. « Il s’agit d’être prestataire de déchets, en accord avec les acteurs du territoire. La course à la matière n’est pas dans notre fonctionnement et la majeure partie des méthaniseurs territoriaux traitent des déchets qui les excluent du CDC Dig. »

 

De son côté, l’AAMF dénonce un cadeau fait aux industriels et craint la déstabilisation des échanges existants entre agriculteurs. La nouvelle norme impose un seuil minimum d’effluents d’élevage pour accéder au CDC. « Certains n’hésiteront pas à faire des kilomètres pour aller chercher des effluents, annonce Jean-François Delaitre. Cela va perturber des territoires où des systèmes d’économie circulaire fonctionnent bien. Des petits méthaniseurs pourraient voir des échanges avec des éleveurs voisins disparaître au profit de grosses installations plus offrantes. »

 

La fin de ces échanges serait à double tranchant pour la filière. D’une part, les unités sont dimensionnées suivant une quantité d’intrants et la disparition de gisements mettrait en péril des méthaniseurs agricoles. D’autre part, l’AAMF craint une concurrence sur les surfaces épandables, amplifiée par l’arrivée massive de digestats sur le marché.

Un point de friction avec les organisations agricoles

Pour Frédéric Flipo, ce cahier des charges « ne modifiera pas fondamentalement les choses, l’approche sera la même. Le seul changement portera sur la distribution. Nous pourrons contacter un agriculteur et lui présenter un produit en évitant une longue procédure. » Ce passage de déchet à produit pour le digestat est justement un point de friction avec les organisations agricoles. Elles dénoncent des règles trop légères pour accéder au CDC et le refus de leurs demandes.

 

La mise en place d’un rayon maximal de valorisation à 50 km du site et l’obligation de plan d’épandage pour au minimum 60 % de la production ont été argumentées face au ministère. Ces propositions n’ont pas été retenues dans la rédaction du texte. L’alerte est aussi lancée sur le dégagement de responsabilité du producteur. En cas de pollution, c’est l’agriculteur qui sera incriminé.

La fin de la traçabilité

Jusqu’à présent, l’obligation de plan d’épandage assurait un haut niveau de suivi et de transparence. Désormais, la seule information connue sera l’éligibilité au CDC Dig. « On va perdre en traçabilité et ouvrir la porte à des dérives, poursuit le président de l’AAMF. De plus, les digestats seront réduits à des teneurs en éléments fertilisants. Les agriculteurs seront moins impliqués sur la compréhension des digestats et de leur retour au sol. »

 

Or, la composition des digestats peut grandement varier d’une installation à l’autre. Quelle que soit la recette, le biogaz produit reste sensiblement le même. Ce sont les digestats qui concentrent les différences d’intrants initiaux. Ugo Batel alerte sur ce point : « Bien que les outils de traitement des déchets soient plus performants qu’avant, il arrive que l’on retrouve des résidus plastiques en sortie d’installations indus­trielles. » En plus de nuire à la production agricole, cela attire l’attention des riverains et des associations. Pour l’AAMF, cette libéralisation des digestats est « catastrophique pour l’acceptabilité de la filière ».

« Un pavé jeté dans la mare »

L’opposition est croissante et les risques de pollution sont au cœur de nombreux débats. « Ce sujet est sensible, nous faisons un gros travail de communication et de transparence dessus. C’est un pavé jeté dans la mare, soupire Jean-François Delaitre. La perte de transparence ne rendra service à personne. » Il souligne le travail important réalisé par la filière à ce sujet. L’AAMF participe ainsi à l’établissement d’un socle commun pour classer les digestats et l’ensemble des matières fertilisantes.

 

Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’un projet de décret relatif aux critères de qualité agronomique et d’innocuité. Ce texte est attendu pour ce début d’année 2021. Jean-François Delaitre s’étonne : « D’un côté, on veut mieux faire, tracer la matière, garantir l’aspect sanitaire et l’encadrement de la fertilisation. De l’autre, un bon de sortie est donné à de nombreux digestats. »

Gildas Baron

(1) France Biométhane est un think-tank d’exploitants d’unités de méthanisation non agricoles.