«C’est un véritable tsunami qui va se poursuivre dans la durée », assure Bernard Vallat, président de la Fédération française des charcutiers, traiteurs, transformateurs de viandes (Fict) et ancien directeur (2000-2015) de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE). Depuis bientôt dix mois, l’incontrôlable peste porcine africaine (PPA) sévit en Chine. Le pays est le premier producteur et consommateur mondial de viande de porc, et détient la moitié des effectifs de la planète. « Le porc y représente 60 % de la consommation de viande, expose Jean-Marc Chaumet, agroéconomiste et spécialiste de la Chine à l’Institut de l’élevage. En volume, cela dépasse largement la somme des exportations mondiales. C’est un produit emblématique et historique, qui tient une place prépondérante dans l’économie. Les variations du cours du porc ont un impact direct sur l’inflation, donc sur le pouvoir d’achat des ménages. »

L’impact réel du virus sur le cheptel reste délicat à mesurer. Selon les données officielles du ministère chinois de l’Agriculture – à considérer avec les précautions d’usage –, l’effectif de truies serait en recul de 21 % sur un an, en mars, et les volumes d’abattages en repli de 5 à 6 % sur le premier trimestre. « Sur place, les cours suivent une tendance haussière, mais ne s’envolent pas. Le prix du porc à l’entrée en abattoir est actuellement 30 % inférieur au pic de 2016. À cette période, les plans de restructuration de la production et de lutte contre les pollutions agricoles avaient occasionné la fermeture de nombreux petits élevages, notamment dans le sud du pays. »

« Offre de liquidation »

La hausse contenue des prix chinois pourrait en partie s’expliquer par le maintien de l’offre grâce aux importations. Car une chose est sûre : les opérateurs sont aux achats et font frémir les principales places de cotation mondiales. Un scénario salutaire pour les exportateurs européens, premiers fournisseurs de la Chine, alors que le marché reste atone sur le Vieux Continent. « La demande s’est accélérée début février après le Nouvel An chinois, et s’est conjuguée à une forte baisse des stocks communautaires, note Jan Peter Van Ferneij, économiste à l’Institut du porc (Ifip). Les prix se sont toutefois stabilisés courant avril. En effet, il perdure en Chine une offre de “liquidation”. Des éleveurs continuent d’envoyer prématurément des porcs sains à l’abattoir, pour anticiper l’éventuelle contamination de leurs ateliers. Par ailleurs, des importateurs chinois se sont positionnés à l’achat sur du porc américain à prix très compétitif, pensant que les relations avec Washington allaient s’améliorer, et les droits de douane diminuer en conséquence. Or il n’en est rien. Il va donc leur falloir importer cette marchandise, qui reste taxée à plus de 60 % par les autorités chinoises. »

L’inconnue des stocks

Si l’état des stocks de viande porcine en Chine reste la grande inconnue, « un scénario de pénurie au second semestre 2019 ne peut pas être écarté », avance le spécialiste. Et Pékin ne s’y trompe pas. « Les autorités sont en train d’agréer des abattoirs à tour de bras à travers le monde : en Argentine, au Mexique, à Hong Kong… Ces établissements n’ont souvent qu’une faible capacité d’accroissement de leur production. Néanmoins, ces volumes supplémentaires vont permettre aux acheteurs chinois d’assurer leurs approvisionnements, de diversifier leurs fournisseurs et de faire pression sur les prix. » Dans un tel contexte, l’appétit de l’empire du Milieu ne s’arrête pas à la viande de porc. « Les volailles représentent près de 30 % de la consommation de viande du pays », souligne Carole Ly, responsable de la mission des affaires européennes et internationales chez FranceAgriMer. « Depuis l’arrivée de l’épidémie, les prix des volailles chinoises ont bondi d’environ 8 %, indiquant que certains consommateurs substituent déjà la volaille au porc, confirme Jean-Marc Chaumet. Sur place, certains élevages porcins lancent leur conversion dans la production de poulet. L’incertitude règne quant à la capacité des ateliers à relancer la production de porc à court et moyen termes. »

Jeu de chaises musicales

En parallèle, les flux de viande de volaille se renforcent vers la Chine. « En valeur, les importations en provenance du Brésil sont passées de 70 millions d’euros (M€) en janvier à 90 M€ en mars, indique Carole Ly. Les achats de volailles thaïlandaises se sont également accrus de 5 M€ sur la même période. Cela vient freiner les envois de ces pays vers l’Arabie saoudite et le Japon. À ce stade, il est difficile de savoir s’il s’agit de besoins réels ou d’achats d’anticipation. »

Plus confidentielle en Chine, la viande bovine pourrait aussi profiter de cet appel d’air. En ovins, les envois néozélandais vers l’empire du Milieu se sont accrus en volume de 41 % sur un an en mars, « limitant les expéditions destinées à l’Union européenne, en recul de 11 % sur la même période », précise Marie Carlier, économiste à l’Idele.

Ce jeu de chaises musicales sur les marchés mondiaux des viandes comme des protéines végétales (lire page 8) n’en est qu’à ses débuts. Son ampleur sera conditionnée à l’évolution du virus. « À court terme, il n’y a pas de raisons pour que la maladie cesse de progresser », estime Bernard Vallat. Cette situation pourrait pousser les autorités chinoises à accepter le principe de zonage (ou régionalisation) de la PPA reconnu par l’OIE, permettant à un pays touché par le virus de continuer à exporter à partir de ses zones indemnes. Mais pour l’heure, Pékin campe sur sa position.

Vincent Guyot