Les États-Unis ont repris les sentiers de la guerre commerciale et visent notamment l’Europe. Comment en est-on arrivé là et à quoi faut-il s’attendre pour la suite ?
J’étais à la Commission européenne en 2018 lorsque Trump avait augmenté les droits de douane pour l’acier et l’aluminium européens et la Commission avait là aussi rétorqué en appliquant des tarifs sur le Bourbon, les motos Harley Davidson ou le maïs du Midwest. Le président de la Commission de l’époque, Jean-Claude Juncker, avait rendu visite à Trump et était parvenu à négocier un accord. Mais c’était un conflit relativement limité et nous étions à la veille des élections de mi-mandat, Trump avait besoin d’un deal. Aujourd’hui c’est bien différent et c’est bien pire, car il n’a plus rien ni personne pour le retenir, il est sans limite. Ce qu’il veut, c’est rétablir l’hégémonie américaine en écrasant et en faisant des vassaux comme le Canada, le Mexique et les pays européens. Car l’Union européenne n’existe pas pour lui. S’il faut retirer le Bourbon américain de la riposte européenne pour éviter qu’il taxe les vins ou le champagne pourquoi pas, mais il ne faut surtout pas se coucher.
Nous pouvons arriver rapidement à l’épuisement sur les tarifs car nous avons besoin des importations, que ce soit pour notre production, notre marché domestique et aussi nos exportations. Mettre des tarifs partout est insensé comme politique, les États-Unis vont s’autopénaliser.
L’Union européenne a négocié et négocie des accords commerciaux décriés en France comme le Ceta ou avec le Mercosur. Est-ce justifié selon vous ?
Tous ces accords sont intéressants pour l’Union européenne et ils le sont encore plus avec la politique de Trump. Nous sommes passés d’une situation dans laquelle les accords multilatéraux au sein de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) étaient privilégiés. Mais depuis l’échec des négociations du cycle de Doha, ce sont plutôt des accords bilatéraux. Ce ne sont pas des accords de libre-échange comme on l’entend parfois, on ne libéralise pas tout, on renforce même la dimension réglementaire. Il est également faux de dire que l’agriculture est une variable d’ajustement. Je n’irai pas jusqu’à affirmer que l’accord avec le Mercosur est bon pour l’agriculture française et européenne, mais il n’est que très marginalement négatif parce que nous avons à l’époque fixé des contingents tarifaires pour les produits sensibles comme la viande bovine ou la volaille. J’ai toujours défendu des contingents accordés limités à 4 % de la consommation domestique pour les accords post-2008. Il faudrait que ce soit gravé dans le marbre.
« Il est faux de dire que l’agriculture est une variable d’ajustement »
Nous avons des accords avec la Corée, l’Inde, le Canada, le Vietnam, Singapour, la Nouvelle-Zélande, le Mexique. Il y a le Mercosur bien sûr, mais il y a aussi d’autres négociations avec de grands pays d’Asie du Sud-Est et de nouveau l’Inde, même si c’est compliqué. Nous étions proches d’un accord avec les Australiens. Ces derniers ont toutefois fini par claquer la porte avec des prétentions inacceptables sur certains produits agricoles comme le bœuf et le sucre. Pour autant, ils reviendront à la table. Si nous faisons le bilan de notre politique commerciale entre 2008 et 2023, l’excédent commercial global de l’Union européenne est passé de 50 milliards à 200 milliards d’euros. Ce qui est moins connu, c’est que pour les produits agricoles et agroalimentaires, nous sommes passés de 10 à 70 milliards, et ça augmente chaque année. C’est aussi grâce aux accords commerciaux. En réalité, le déficit commercial de la France se creuse avec les autres pays de l’Union européenne à cause de ses problèmes de compétitivité. Contrairement à la légende, l’excédent commercial agroalimentaire est plus ou moins stagnant depuis une quinzaine d’années. Mais il y a 15 ans, cet excédent était à moitié sur l’Union européenne et l’autre moitié sur les pays tiers. Si la France a depuis gagné près de 6 milliards d’euros d’excédent vers les pays tiers, elle a surtout perdu autant de l’excédent sur l’Union européenne pour devenir déficitaire. Personne ne parle de cette réalité fondamentale. C’est un signe gravissime de perte de compétitivité de l’agriculture française.
Comment expliquez-vous cette perte de compétitivité de l’agriculture française ?
Prenons l’exemple du sucre. À la suppression des quotas, la France avait l’une des productions les plus compétitives d’Europe, mais on l’a tuée. La première raison c’est la surtransposition des normes. L’interdiction de l’acétamipride par exemple pour le traitement de la betterave est un vrai scandale, c’est le seul traitement contre la jaunisse, donc ça pénalise le rendement. Ensuite, il y a en 2013 le début d’une politique agricole commune qui devient moins bonne. Les Français voulaient recoupler des aides découplées pour certains petits produits, comme des protéagineux dans le cadre de l’un de ses plans protéines. Le résultat ? Certains pays européens, comme la Pologne, ont choisi de donner des aides couplées massives à la betterave. Ce sont des côtés absolument lamentables de la politique française. Pour que l’agriculture française retrouve sa compétitivité, l’urgence c’est de produire. L’agroécologie fumeuse de l’ancien ministre Le Foll, l’impossibilité de construire des bâtiments d’élevage ce n’est plus tenable, même si la loi d’orientation corrige partiellement la donne. Autre exemple, récemment un projet de poulailler de 130 000 places a été arrêté en Bretagne par le tribunal administratif de Rennes. Pendant ce temps, le géant ukrainien MHP s’apprête à multiplier par 4 la production en Croatie, qui est pourtant autosuffisante. Nous continuons de ne pas faire ce qu’il faut, alors que la France a la meilleure situation naturelle en matière agricole en Europe, elle devrait être la meilleure.
L’Union européenne et l’Ukraine se sont rapprochés, que ce soit pour l’ouverture des frontières à ses produits ou pour une éventuelle adhésion. Quel est votre regard sur cette question ?
Nous avions un accord commercial avec l’Ukraine depuis 2014 qui comporte une ouverture réciproque assez élevée, de l’ordre de 98 %. Mais sur l’agriculture, nous avions des contingents tarifaires assez serrés, parce que l’Ukraine est hypercompétitive en volaille, sucre ou céréales. En 2022 on n’a rien trouvé de mieux que de libéraliser totalement avec l’Ukraine. En céréales, ça a complètement perturbé les marchés en Pologne, en Roumanie et dans les pays d’Europe centrale et orientale. Nous sommes allés jusqu’à importer 250 000 tonnes de volaille et 600 000 tonnes de sucre en une année. Si j’avais été directeur au Commerce à ce moment-là, j’aurais tout fait pour empêcher ça, même si je ne suis pas certain que j’aurais gagné cette bataille. Maintenant nous avons une clause de renégociation de l’accord commercial avec l’Ukraine et le danger serait de faire des concessions trop importantes sur les produits sensibles. Il faut faire attention à l’euphorie émotionnelle avec l’Ukraine.
Concernant son adhésion possible à l’Union européenne, je pense qu’on ne peut pas avoir des pays membres dont les frontières sont contestées, ce serait se mettre dans de graves difficultés. Cela doit rester une perspective à long terme, aussi parce que cela déstabiliserait la politique agricole commune. En l’état, cela représenterait au moins 20 % du budget, il faudrait nécessairement une transition de 10 à 15 ans pour discuter en cas d’adhésion.
La politique agricole commune doit être prochainement réformée. Quelles orientations vous sembleraient pertinentes ?
Je crois tout d’abord qu’il est très important de garder la structure de la Pac telle qu’elle est aujourd’hui. C’est-à-dire avec l’essentiel du soutien aux revenus qui repose sur les aides directes découplées. Peut-être essayer d’instaurer une dégressivité selon la taille des exploitations, même si c’est compliqué. Il ne faut pas renationaliser, mais plutôt aller vers une renationalisation partielle des financements. Fusionner le budget de la Pac, avec la cohésion, dans un plan national, comme cela est proposé par la Commission, c’est n’importe quoi. Mais les contraintes budgétaires et financières existent. Il faut absolument éviter de couper dans les aides directes aux agriculteurs, voire au contraire les augmenter, alors que le budget européen risque de baisser. Il convient donc passer au cofinancement entre le budget de l’Union européenne et les budgets nationaux, dans un cadre où la partie financée au niveau national obéit aux mêmes règles que celle de l’Union européenne. Sinon on risque d’avoir des divergences entre les États membres. Je pense que la France n’y perdrait pas sur le plan budgétaire, elle y gagnerait même.
Bien sûr, on doit aussi faire plus pour l’environnement mais je suis un ennemi fondamental du Green Deal. Prenons l’objectif de 0 émission net de gaz à effets de serre pour 2050 avec des transitions extrêmement sévères, pendant que les Chinois parlent de 0 émission pour 2060 et que les Américains ne font plus rien du tout. Ça ne fonctionne pas, on est en train de tuer notre industrie et peut-être notre agriculture pour aucun effet sur le climat avec nos 6 % des émissions mondiales.