« Comment surmonter les contingences imprévisibles de la nature au moyen d’engins mécaniques ? » Cette question, posée dès les années 1950 par l’historien Sigfried Giedion, reste au cœur du problème des abattoirs modernes. Le passage d’un modèle artisanal, où chaque animal était traité individuellement dans des échaudoirs, à un modèle industriel standardisé, a engendré une tension structurelle que les évolutions réglementaires récentes n’ont fait qu’accentuer. 

12 abattoirs français enquêtés

Dans un webinaire organisé le 12 mai 2025 par l’Institut de l’élevage, Félix Jourdan, docteur en sociologie et chercheur associé à l’UMR Innovation, a présenté les résultats d’une enquête menée entre 2018 et 2021 dans douze abattoirs bovins français. Son analyse socio-historique révèle toute cette difficulté à concilier l’individualisation qu’exige le bien-être animal avec la standardisation inhérente à toute production industrielle.

L’abattage industriel, né aux États-Unis au XIXe siècle avant de s’imposer progressivement en Europe, repose sur une « fluidité industrielle », explique Félix Jourdan. Cette dernière suppose des procédés et des procédures de travail standardisés pour permettre un abattage continu et ininterrompu — segmentation des tâches, travail à la chaîne, utilisation de rails pour le transport des carcasses… Or, le bien-être animal exige précisément l’inverse : « Il se place avant tout au niveau individuel, souligne le chercheur. On gère des individus, pas des groupes. » Cette individualisation percute donc frontalement la logique industrielle.

Deux logiques antagonistes

L’évolution des législations, notamment le règlement européen 1099/2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort, adopté dans le sillage des crises sanitaires des années 2000, a marqué un tournant. Le texte impose une coresponsabilité entre abattoirs et services vétérinaires, avec obligation pour les établissements d’élaborer leurs propres procédures et d’évaluer leur efficacité sur la base d’indicateurs précis de conscience et d’inconscience des animaux.

Mais sur le terrain, l’application de ces normes révèle deux tensions majeures. La première oppose standardisation technologique et hétérogénéité des animaux. « Quand vous voulez faire des travaux dans votre abattoir, vous faites un entre-deux, parce qu’il est impossible de s’adapter à la diversité des animaux », témoigne un directeur d’abattoir cité dans l’étude. Par exemple, un box de contention conçu pour les gros bovins s’avère inadapté aux veaux, qui peuvent s’y retourner.

Standardiser la diversité animale

Cette inadéquation est particulièrement prégnante dans les abattoirs « prestataires », qui traitent plusieurs espèces ou catégories animales — veaux, taureaux, vaches laitières, jeunes bovins. Les rapports d’inspection révèlent d’ailleurs des non-conformités récurrentes liées à des dispositifs d’immobilisation inadaptés, souligne Félix Jourdan. Quant aux petits abattoirs, s’ils fonctionnent à des cadences plus faibles, ils disposent aussi de moins de personnel. Le travail y est tout aussi intensif que dans les grands sites industriels, mais différemment : « Au lieu d’être intensif parce qu’hypersegmenté et hyperrépétitif, il est intensif parce que l’ouvrier passe son temps à courir de poste en poste », explique le chercheur.

À l’inverse, les grands abattoirs industriels spécialisés dans une seule espèce sont structurellement favorisés : ils traitent une population animale plus homogène et disposent de moyens techniques et économiques supérieurs pour adapter leurs équipements.

Évaluation de la conscience animale

La seconde tension oppose fluidité industrielle et contrôle de l’état de conscience des animaux. L’évaluation de cet état, bien que standardisée (perte de posture, respiration, réflexe cornéen…), comporte une part irréductible d’incertitude et d’interprétation subjective. « À partir du moment où il y a une incertitude sur l’état de conscience d’un animal, le problème se pose », explique un responsable en qualité interrogé dans le cadre de l’enquête, précisant qu’il est parfois difficile d’évaluer la situation face un animal qui bouge encore. 

Ce doute, source de discussions, voire de conflits entre services vétérinaires et industriels, peut ralentir le rythme d’abattage et créer des « trous » sur la chaîne, compromettant donc la fluidité industrielle. Dans les abattoirs à cadence élevée, des stratégies sont d’ailleurs développées pour gérer ces délais, comme l’éjection temporaire de l’animal dans une zone d’affalage pour libérer le piège, indique l’auteur de l’étude.

Les incertitudes atteignent leur paroxysme dans le cas de l’abattage sans étourdissement (rituel). Contrairement à l’abattage conventionnel où l’animal est — normalement — rapidement inconscient, la perte de conscience est progressive, avec une phase intermédiaire où certains signes disparaissent et réapparaissent avant l’installation définitive de l’inconscience.

L’injonction paradoxale aux ouvriers

Ces tensions systémiques se répercutent directement sur les opérateurs en abattoir, contraints de concilier l’exigence d’abattage en série (attitude dynamique) avec celle de surveillance attentive de l’état de conscience des animaux (attitude statique et vigilante). Cette double mission reste source de stress et de difficultés. Comment être à la fois « acteur du flux » et observateur ? Comment « contrôler dans le flux quand on est soi-même engagé, quand on engage tout son corps et toutes ses capacités cognitives dans le travail de production » ? C’est cette contradiction qui, au terme de l’étude, apparaît comme la manifestation la plus concrète de la tension fondamentale entre les deux logiques.

La montée en puissance des préoccupations éthiques percute ainsi les fondements mêmes du système industriel d’abattage. Une contradiction que ni les évolutions techniques, ni les réglementations successives n’ont jusqu’ici réussi à résoudre. Face à ces défis, des tentatives d’automatisation de la détection des signes de conscience ont été menées, notamment via l’analyse d’image pour évaluer le réflexe cornéen ou la respiration. Mais ces innovations se heurtent à la même difficulté : gérer la variabilité et l’imprévisibilité du vivant dans un processus industriel standardisé.