Le commissaire luxembourgeois chargé de l’Agriculture et de l’Alimentation au sein de la Commission européenne, Christophe Hansen, a présenté lundi 17 novembre 2025 devant le Conseil de l’Agriculture la proposition visant à instaurer un ciblage plus rigoureux du soutien au revenu agricole. Malgré des arguments fondés sur un constat statistique des inégalités de revenus au sein du secteur agricole européen, l’idée a suscité de vives contestations parmi les États membres.

Disparités structurelles préoccupantes

Les données présentées par Christophe Hansen révèlent que les exploitations familiales enregistrent un revenu moyen par travailleur inférieur de 47 % à celui des autres structures. Les agricultrices perçoivent, quant à elles, un revenu diminué de 37 % par rapport à la moyenne masculine. Les exploitations situées dans des zones soumises à des contraintes naturelles affichent un revenu inférieur de 26 %, tandis que celui des exploitations mixtes est 22 % en deçà de la moyenne des structures spécialisées.

C’est pour contrer ces disparités que la Commission européenne propose d’introduire des mécanismes de plafonnement et de dégressivité applicables aux aides directes découplées (Dabis). Le plafonnement serait établi à 100 000 euros d’équivalent aide, un seuil qui, selon les estimations de Bruxelles, n’affecterait que 4 % des bénéficiaires les plus importants au niveau européen, laissant 96 % des exploitants inchangés dans leur situation actuelle.

Le commissaire à l’Agriculture a également précisé que les ressources dégagées par l’application de la dégressivité ne seraient pas réaffectées au budget communautaire, mais demeureraient à la disposition de chaque État membre pour financer le soutien couplé, les zones confrontées à des contraintes naturelles ou encore les investissements sectoriels. Par ailleurs, les grandes exploitations continueraient de bénéficier de l’aide couplée, du soutien agroenvironnemental et des aides à l’investissement, instruments qui échapperaient au mécanisme de plafonnement.

Sollicité plus tard dans la journée en conférence de presse par notre consœur de Politico, Christophe Hansen a martelé que son souhait est de s’assurer que l’argent parvienne « là où se tient le producteur » — la personne « avec les bottes sur le terrain dans la boue et avec les animaux ». Pour lui, l’aide ne doit pas être dirigée uniquement vers « les grands propriétaires fonciers qui ne sont pas nécessairement les producteurs ».

Des États sceptiques

L’opposition des États membres s’est cristallisée autour du caractère obligatoire des dispositifs proposés, plusieurs délégations dénonçant une atteinte à la compétitivité et à la sécurité alimentaire de leurs territoires. La Slovaquie s’est positionnée en fer de lance de cette contestation, qualifiant le plafonnement obligatoire de mesure discriminatoire à l’encontre de ses grandes exploitations, héritières de l’organisation agricole collectiviste, qui constituent l’épine dorsale de sa production alimentaire nationale. La Hongrie a abondé dans ce sens, estimant que ces mécanismes compromettaient l’objectif fondamental d’un revenu de base garanti et risquaient de fragiliser la viabilité économique des structures contribuant à la sécurité alimentaire.

L’Irlande a exprimé des préoccupations similaires, soulignant le paradoxe selon lequel les exploitations concernées représentent certes une proportion minoritaire des bénéficiaires, mais assurent néanmoins une part prépondérante de la production nationale. L’Autriche et la Suède ont également manifesté leur scepticisme quant aux conséquences potentiellement délétères sur les agriculteurs exerçant leur activité à temps plein.

La République tchèque a mis en lumière l’inadéquation du dispositif avec les réalités structurelles nationales, où des exploitations familiales peuvent atteindre des superficies dépassant les 1 000 hectares, rendant caduque toute tentative de catégorisation simpliste entre petites structures familiales et grandes entités agro-industrielles.

Flexibilité exigée

Au milieu de cette fronde collective, une revendication transversale a émergé : accorder aux États membres une marge de manœuvre substantielle dans l’application des mécanismes de plafonnement et de dégressivité, transformant ces instruments d’obligations contraignantes en options volontaires.

L’Allemagne, l’Estonie, la Roumanie, la Slovénie, ainsi que la République tchèque ont plaidé pour une flexibilité permettant d’adapter ces outils aux spécificités des structures agricoles nationales et aux différentiels de coûts de main-d’œuvre. Berlin a insisté sur la nécessité d’établir des seuils comparables entre États membres, mettant en garde contre les distorsions concurrentielles que pourrait engendrer une hétérogénéité excessive des dispositifs nationaux.

Quelques voix dissonantes se sont néanmoins fait entendre. L’Espagne, qui a déjà mis en œuvre des mécanismes similaires sur son territoire national, s’est montrée compréhensive à l’égard de la proposition. Les Pays-Bas ont apporté leur soutien au plafonnement et à la dégressivité au nom d’une harmonisation des conditions de compétitivité. La Grèce a salué l’orientation des ressources via ces instruments, tout en exigeant que cela ne se traduise pas par une diminution de l’enveloppe nationale mais par une utilisation plus efficiente des fonds disponibles.

Impact sur le renouvellement générationnel

Certains États membres craignent un impact de la réforme sur les jeunes agriculteurs. Le Luxembourg assure que la moitié de ses jeunes exploitants seraient affectés par le mécanisme de dégressivité, réclamant que les aides spécifiques à l’installation ne soient pas intégrées dans le calcul dégressif.

La Belgique a exigé une analyse approfondie des répercussions sur les exploitations familiales et sur la relève générationnelle, tandis que la Finlande a demandé l’exemption totale des paiements destinés aux jeunes agriculteurs du dispositif de plafonnement. La question des exploitants à la retraite maintenant une activité agricole a également été soulevée par Malte, la République tchèque et la Bulgarie. Ces trois pays ont plaidé pour que l’exclusion éventuelle de cette catégorie demeure une prérogative souveraine des États membres.

Ces débats traduisent l’ampleur du fossé séparant la vision de la Commission européenne des attentes des États membres. La ministre de l’Agriculture française, Annie Genevard, a plié le débat en lançant que « la Pac demeure avant tout une politique agricole plutôt qu’une politique sociale », suggérant que la recherche d’équité dans la distribution des revenus ne saurait primer sur l’impératif de maintien des capacités productives. Une hiérarchie des priorités qui, au moins, a le mérite d’être assumée.