Sur les hautes terres du Massif central aux sols pauvres, la production céréalière requiert d’abondants fumiers. Sur place, il ne faut guère y compter : en l’absence de prés de fauche, nourrir un abondant cheptel a longtemps été une gageure l’hiver. Les faibles disponibilités en foin et en paille, que l’on réservait en priorité­ aux animaux de trait - des bovins - obligeaient les paysans à ne conserver qu’un troupeau réduit au cours de la mauvaise saison. Du Moyen Âge au XIXe siècle, le salut est venu de l’extérieur : de la grande transhumance des bêtes à laine depuis le Bas-Languedoc ou le Bas-Vivarais.

Un minutieux décompte

Le 28 mai 1737, dans la paroisse d’Allenc (Lozère), les habitants du village de Gourgons, situé à 1 520 m d’altitude, se répartissent ainsi le fumier qui va être apporté par la transhumance. L’arrivée des troupeaux offre à ces hautes terres du Palais du Roi, autour du col de la Pierre Plantée, une manne de fumure propice à la culture du seigle.

Du Moyen Âge au XIXe siècle, l’interdépendance entre les montagnards et les éleveurs ovins de la plaine était étroite.

Pour chaque propriétaire, un minutieux décompte est établi, sur la base de 32 nuits de « fumade » ou de « fumature », moitié selon la contenance des terres, moitié selon leur valeur, d’après l’allivrement de chacun. Pour 110 sétérées (105 ha) et 37 livres de taille, Étienne Valentin dispose de 6 nuits ¾ ; Pierre Amouroux, pour 35 sétérées (33 ha) et 14 livres 14 sous d’impôt, a droit à 2 nuits ¼. En revanche, les plus démunis reçoivent au prorata : Pierre Peytavin, pour 2 sétérées et 4 cartelières (2,2 ha), et 1 livre 9 sous d’imposition, se contentera d’un quart de nuit. Quant à Jean et Vidal Roux, dotés chacun d’un peu plus d’une sétérée de terre (1 ha) et allivrés entre 5 et 10 sous, ils ne compteront que pour 1/16e de nuit. Pour respecter cette distribution, les bergers devaient changer les bêtes de place au cours d’une même nuit.

Le système était bien rodé. Selon la position géographique et les pratiques locales, la manne languedocienne était plus ou moins extensive : 72 nuits si l’on parquait de la Saint-Jean (24 juin) à la Saint-Gilles (1er septembre), 50 nuits simplement­ si l’on ramenait, dès le 15 août, brebis et agneaux dans les plaines languedociennes. Les bergers­ ne pouvaient faire redescendre leur troupeau qu’une fois accompli le nombre de nuits stipulées.

Pour éviter tout gaspillage, les communautés effectuaient une stricte répartition des « nuits de fumature » entre les propriétaires résidents, d’abord « à proportion des terres » de chaque possédant puis, pour tenir compte de l’inégalité des sols, selon la valeur imposable des biens propres. Lorsque la culture du seigle déclina au cours du XIXe siècle, la fumure par les moutons étrangers ne présenta plus d’intérêt.

Jean-Marc Moriceau, Pôle rural MRSH-Caen