Deux juges d'instruction ont déclaré le lundi 2 janvier 2023 un non-lieu dans l’affaire de l'empoisonnement massif des Antilles au chlordécone, un pesticide autorisé dans les bananeraies jusqu'en 1993. Cette décision, apprise le jeudi 5 janvier de source proche du dossier et confirmée par une source judiciaire, était redoutée par des élus et habitants de la Martinique et de la Guadeloupe, qui ont régulièrement dénoncé un risque de "déni de justice".
Une enquête ouverte en 2008
Dans une ordonnance signée lundi et longue de plus de trois cents pages, deux magistrates instructrices du pôle de santé publique et environnement du tribunal judiciaire de Paris ont mis un terme à cette information judiciaire ouverte en 2008. De manière rarissime, elles concluent leur ordonnance par cinq pages d'explications sur les raisons de leur non-lieu, relève l’AFP.
"Imprudence, négligence et ignorance" des pouvoirs publics
L’ordonnance reconnaît que la pollution des Antilles au chlordécone est un "scandale sanitaire" et une "atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants" de la Martinique et de la Guadeloupe.
L'enquête a établi "les comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière de la banane relayés et amplifiés par l'imprudence, la négligence, l'ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques qui ont autorisé l'usage du chlordécone à une époque où la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques".
Le lien de causalité non établi
Les juges expliquent la décision de non-lieu par la difficulté de "rapporter la preuve pénale des faits dénoncés", "commis dix, quinze ou trente ans avant le dépôt de plaintes", la première l'ayant été en 2006. Les magistrates soulignent également "l'état des connaissances techniques ou scientifiques" au début des années 1990, qui "ne permettait pas" d'établir "le lien de causalité certain exigé par le droit pénal" entre le pesticide et les atteintes à la santé.
"Il n'est pas possible de faire valoir des avancées scientifiques" ultérieures car elles sont "postérieures aux faits" objets de l'information judiciaire, soulignent les magistrates.
Les victimes appelées à saisir d’autres instances
Les juges pointent aussi divers obstacles liés au droit et attestent que "la cause [des plaignants] a été entendue" et qu'elles ont eu pour "souci" d'obtenir une "vérité judiciaire", mais elles constatent leur impossibilité à "caractériser une infraction pénale".
L’ordonnance cible également la plupart des parties civiles, "longtemps silencieuses" dans cette enquête et dont "l'intérêt pour l'instruction ne s'est réveillé" qu'il y a deux ans. Les deux juges invitent les victimes du chlordécone à profiter de "la causalité aujourd'hui établie" entre le pesticide et les dommages subis par la population pour saisir "d'autres instances".
Un non-lieu qualifié de "déni de justice"
Dans un communiqué de presse diffusé ce vendredi 6 janvier 2023, la Confédération paysanne qualifie la décision de "déni de justice" et réitère son soutien aux "femmes et hommes victimes de cet empoisonnement".
Un avis partagé par Philippe Pierre-Charles, membre du collectif Lyannaj pou Depolyé Matinik, engagé auprès des victimes du pesticide. "C'est un scandale annoncé, donc ce n'est pas une immense surprise, affirme-t-il. Ce que nous savons c'est que l'ensemble des avocats a l'intention de continuer les procédures, c'est-à-dire de contester cette décision."
Pour Maître Louis Boutrin, avocat de l'association "Pour une écologie urbaine", partie civile depuis 2007, cette décision est "un déni de justice".
Le chlordécone reconnu comme maladie professionnelle
Utilisé dans les bananeraies pour lutter contre le charançon, le chlordécone a été autorisé en Martinique et en Guadeloupe jusqu'en 1993, sous dérogation. Le reste du territoire français en avait interdit l'usage en 1990. Provoquant une pollution importante et durable des deux îles, il a été banni des Antilles quinze ans après les alertes de l'Organisation mondiale de la santé, précise l'AFP.
Selon un rapport publié le 6 décembre par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), près de 90 % des populations adultes de la Martinique et de la Guadeloupe sont contaminées au chlordécone. Les Antilles présentent un taux d'incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde. Depuis le 22 décembre 2021, ce pesticide est reconnu comme maladie professionnelle, ouvrant la voie à une indemnisation pour les ouvriers agricoles.
Emmanuel Macron reconnaît la responsabilité de l’État
En 2006, plusieurs associations martiniquaises et guadeloupéennes avaient déposé plainte pour empoisonnement, mise en danger de la vie d'autrui et administration de substance nuisible.
Le 25 novembre dernier, le parquet de Paris avait requis un non-lieu, estimant que les faits étaient prescrits, s'agissant notamment de l'empoisonnement, ou non caractérisés, concernant l'administration de substances nuisibles. Depuis l'annonce de ces réquisitions, manifestations et rassemblements ont repris en Martinique. En févier 2021 déjà, des milliers de personnes avaient défilé à Fort-de-France.
Le 6 décembre 2022, le président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de la Martinique, Serge Letchimy, avait interpellé Emmanuel Macron face au risque de "déni de justice". Le chef de l'État est "le premier à avoir reconnu la responsabilité de l'État dans la pollution du chlordécone en 2018", l'a défendu le même jour le ministre délégué aux Outre-mer, Jean-François Carenco.