Au sein même de régions pastorales, un secteur spéculatif, sensible au marché, s’est développé à côté d’un secteur de « subsistance », réservé en partie à l’autoconsommation. Le massif alpin en offre un bon exemple.
Sur les flancs des Aravis, au Grand-Bornand et à Saint-Jean-de-Sixt, la densité des bovins est plus importante en 1756 qu’en 1925 ! Entre les Alpes du Nord, qui privilégient l’orientation bovine, et les Alpes du Sud, les contrastes sont saisissants. Ils ne se limitent pas à l’élevage des bovins, comme aurait pu le suggérer l’importance des précipitations. Dans le Chablais, au XVIIIe siècle, les moutons sont presque aussi nombreux que les vaches laitières et les communautés de la moyenne Tarentaise, si riches en gros bétail, ne négligent pas les bêtes à laine. Si les régions montagneuses suscitent un élevage bovin bien supérieur à celui de leur avant-pays, elles n’ignorent pas les moutons et les chèvres, qui forment ici le « bétail du pauvre », d’entretien moins coûteux, notamment l’hiver.
En revanche, dans les Préalpes du Sud, en 1730, les bovins se limitent au bétail de trait, en particulier dans le Diois et les Baronnies. Les ovins l’emportent, surtout en Dévoluy. Et les Alpes du Sud offrent le grand secteur de la transhumance ovine, venu de Provence depuis le Moyen Âge. Entre les deux types de régions, des massifs comme le Queyras, le Briançonnais et l’Oisans, dans lesquelles les orientations sont partagées, assurent une transition vers les herbages savoyards.
À quand remonte cette spécialisation ? En Beaufortain, l’élevage ovin semble régresser au profit d’une spécialisation bovine entre 1560 et 1660. Dans le haut Faucigny, l’hétérogénéité est plus marquée au XVe siècle : autour de Chamonix, la présence d’un cheptel ovin et caprin aussi dense en effectifs que celui des bêtes à cornes permet d’exploiter des pâturages inaccessibles aux bovins, ou d’une qualité médiocre, tout en limitant la consommation hivernale de foin. Mais cette égalité numérique, qui génère une supériorité en capital de l’élevage bovin, place déjà le Faucigny, à la fin du Moyen Âge, dans le groupe des « montagnes à vaches », alors que la Provence fait partie des « montagnes sèches », malgré un nombre de bovins non négligeable. Autour de Basse-en-Oisans, dans ce secteur intermédiaire entre les Alpes savoyardes, aux gras pâturages chers aux bêtes à cornes, et les Alpes du Sud, vouées aux bêtes à laine, le troupeau mue sur un siècle, entre 1630 et 1730 : tandis que l’espace arable est grignoté par celui pastoral, et que les effectifs s’accroissent pour tous les animaux, le troupeau de vaches laitières va jusqu’à presque doubler.
Depuis un demi-millénaire, le gros bétail tient la première place dans les Alpes du Nord, tandis que le menu bétail l’emporte dans les Alpes méridionales. Mais les contrastes ne se renforcent que progressivement avant d’être aussi nets qu’aujourd’hui.
Jean-Marc Moriceau, Pôle rural, MRSH-Caen